• 1. Introduction à l'intelligence

    Introduction 

     

    Le savoir logique et rationaliste moderne ne voudrait-il pas réduire la manière d’être de l’homme à la technique ? L’approche aristotélicienne de la ‘technè’ mais aussi bergsonienne de l’homo sapiens dans son rapport au perçu et au reçu ne sont-elles pas propices à considérer le réel au-delà de la description scientifique et de sa manifestation ? Voyons combien il peut être bénéfique de prendre des distances avec  un ‘com-prendre’ à la frontière d’une conquête ou d’une domination préjudiciable  à une interdépendance entre les êtres telle que valorisée par la phénoménologie : plus précisément, quel est l’atout d’une attitude de disponibilité  et de réceptivité au cœur de laquelle le sujet est amené à ‘se laisser saisir’ ?

    Nous verrons comment ces voies pourront constituer une issue au problème de la crise de la connaissance où un oubli du vrai et du bien est un obstacle majeur à un  rapprochement transversal des disciplines  scientifique et philosophique.

    Toutefois, il conviendra de reconnaitre avec humilité l’inachèvement fondamental du monde cognitif que traduit la précarité de notre savoir.

     

                                              I.            L’intelligence 

     

    Dans la mesure où le fait de porter à la connaissance consiste à introduire le visible dans l’intelligible, il parait légitime de s’interroger sur ce que recouvre l’intelligence en tant que faculté cognitive.

     

    I.1  Intelligence et raison 

     

    L’étymologie du mot ‘intelligence’ nous livre qu’il s’agit de lire dans le donné et par l’intuition. Nous percevons alors une invitation à s’extraire d’une vision rationaliste dont la modernité a largement héritée. D’ailleurs, l’analyse de C. Delsol évoque la ‘toute puissance de la Raison’ jusqu’à être ‘sacralisée’ et refusée que par les ‘criminels et les fous’. Cette philosophe nous aide à mesurer la déception dans l’effondrement de la déesse Raison pour alors envisager un accès authentique au champ de la connaissance.

    Elle n’hésite pas à écrire que la ‘dictature de la Raison en détruisant les mythes et les dieux’ et inhérente à la philosophie des Lumières a conduit à une perte du sens des réalités jusqu’à enfermer en elles la vérité au prix d’une technocratisation de la vie. Nous verrons alors comment la richesse de la phénoménologie du XXème siècle ni ne  rejette le mythe  ni ne le confond avec un ‘conte merveilleux sans fondement et allégorique’ ; en revanche, elle ouvre à une ‘connaissance fondatrice avec un réel contenu de vérité’. Elle peut alors favorablement guider le regard épistémologique. Dans cette approche philosophique des sciences, l’articulation entre les sciences de la nature et la métaphysique pourra s’éclairer. La science repose sur des faits, résultats d’une construction relative aux capacités théoriques et aux moyens techniques disponibles : à partir d’observations, les hypothèses et la vérification interviennent ; T. de Chardin décrivait que ‘toute expérience si objective semble-t-elle s’enveloppe inévitablement d’un système d’hypothèses dès que le savant cherche à la formuler’ pour laisser place à l’interprétation.  On commence dès lors à mesurer que l’esprit humain ne se contente pas de ce qui contribue à cette abstraction constructive : il exprime un besoin d’unité. La vie de la pensée est en quête d’un englobant. L’intelligence, ainsi comprise, manifeste une incompréhension naturelle de la vie, puisque celle-ci ne se réduit pas à  la physico-chimie.

    La thématique de la connaissance développée dans ce texte s’inspire fortement de regards neufs apportés au XXème siècle par le botaniste Hans André, le philosophe Maurice Blondel et le chimiste Michaël Polanyi.

    Ainsi, apprend-on que P. Claudel illustre le lien entre la recherche expérimentale et la poésie, qui elle-même embrasse tous les vivants et peut condenser les faits en un tout. P. Ide le cite comme celui qui caractérisait l’’art comme une attitude en présence de la réalité’ et donc empreint d’une grandeur que n’a pas une banale copie. La puissance poétique est ‘une innovation et une anticipation de la science’. P. Claudel ‘anticipe les intuitions de l’éthologie moderne avec la « finalité hétérotrope » et avec un contenu organisé’. Par exemple, Von Uexküll, par son étude des animaux,  a  mis en évidence que ‘chaque espèce animale vit dans un monde propre (environnement : Umwelt)’ et que ‘son monde intérieur (Innerwelt)’ existe même s’il n’a pas la richesse de celui de l’homme ; d’autre part, les connaissances cosmologiques du XXème siècle ont confirmé les relations qui peuvent être établies entre l’univers et le monde organique.

    Penchons-nous d’abord sur le concept, élément-clé d’une construction théorique du savoir scientifique  et voyons comment situer son ambition face au réel.

     

    I.2  Le rôle du concept 

     

    L’abstraction du concept qui participe à la connaissance inductive  est prépondérante pour l’établissement de modélisations mathématiques de phénomènes expérimentaux. Toutefois, le chemin du concret ne doit pas être oublié, ce que nous rappelle l’approche du philosophe M. Blondel rapportée par P. Ide : ‘l’acte de connaissance de l’homme en quête de vérité est plus riche que toute conceptualisation réflexive’.

    En revanche, divers courants sont focalisés sur la conceptualisation : le déisme et plus récemment le transhumanisme. Ce dernier tend à rejoindre l’instant présent solitaire de l’épicurien  cherchant à se soustraire au temps, au prix d’une non-conscience ; cette quête de conservation de l’être rate la profondeur de l’ « eudaimonia » grecque – réussite de la vie sur fon d’un ‘en vue de quoi’ englobant – dans sa composante biographique au sein d’une histoire (R. Spaemann) où se joue un équilibre de dépendance et d’auto-suffisance de type pascalien.  Pour sa part, la philosophie déiste est de type mécaniste où ‘Dieu donne une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement’ (Pascal). Toutefois, les découvertes récentes en thermodynamique et en physique quantique montrent les limites de ces déterminismes axiomatisés. L’approche transhumaniste – particulièrement développée dans ma thématique ‘Regards croisés sur le transhumanisme’ – est ancrée dans le monde numérique des Big Data échouant devant la part de réalité qui échappe au seul quantifiable. Ces deux courants permettent de situer l’apport – indéniable dans le champ des méthodes scientifiques - mais aussi la limite de la conceptualisation. D’ailleurs, le  vocabulaire plus récent du monde de l’ « Intelligence Artificielle » induit une part de confusion : des ‘méta-modèles’, pourtant sans  affinité directe au monde de l’expérience ni rattachement à des grandeurs physiques explicites.

    Déjà G. Bachelard soulignait les limites d’une épistémologie  fondamentalement positiviste où seule importe la mesure dans un ‘néant utilitaire’ : il revendiquait une attention à la connaissance qualitative puisque la quantité n’est qu’un ‘prédicat parmi d’autres’ et que la mesure n’épuise pas la diversité de l’objet. Il mettait l’accent sur l’arithmétique comme science de l’ordre [régissant la qualité des êtres], lui-même principe de la mesure. Ceci participe à la quête bachelardienne de science spéculative intégrant une phase active de vérification bien plus riche que ‘la connaissance usuelle  qui rencontre l’égal et l’équivalent’ et qui est destituée par la contingence de la physique quantique probabiliste, découverte majeure contemporaine de sa philosophie  qui, en outre, mettait l’accent sur la causalité qualitative au-delà de l’univers quantitatif déterministe.

     

    I.3  Les images et le sens 

     

    La place des images est à considérer dans la compréhension du mode cognitif.  

    U. von Balthasar précisait cette articulation voyant l’expression d’une ‘amorce de la saisie de l’objet par le sujet dans les images engendrées à l’intérieur du sujet […] sans être encore une connaissance  [qui sera ensuite] rendue adéquate par les mots’. Il rajoute que ‘le monde des images sensibles est subjectif [cad relatif au sujet], [garantissant une] intimité qui ne peut être communiquée, [de l’ordre d’une] unicité essentielle’.

    Alors la ‘conscience dans son unité [intègre] l’aperception (rassemblement de l’image),  le concept  (rapport entre le sens intérieur et l’expression extériorisée) et l’existence concrète en tant qu’unité de l’être existant’. Le savoir dans la vision phénoménologique atteste d’une pré-compréhension qui se base sur le langage  et les images pour que naisse la vie de l’intelligence.

    Cette description permet de mesurer la valeur de la réceptivité et de la spontanéité de l’imagination humaine mais aussi de prendre des distances face au rationalisme, pour lequel la capacité imaginative est sans intérêt pour le savoir comme s’il s’agissait d’une ‘brume à dissiper’. Toutefois, la part de l’imagination – où l’objet se montre, se manifeste - est à pondérer face à l’ampleur de la connaissance en tant qu’élaboration en profondeur. Pour éclairer cet écart, Balthasar précise que, ‘par les seules images, le monde serait totalement désordonné. […] L’objet reçoit du sens quand, en apparaissant, il se signifie pour une interprétation par le monde des images’. Donc le sens n’est pas à chercher derrière l’image – comme le présentent les philosophies de l’esthétisme -  mais il ne s’agit pas non plus de séparer l’image de ce dont elle est l’indice, comme y inciterait facilement une dépréciation rationaliste. G. Bachelard, dans sa perception de l’être, accorde une place à l’imagination mais aussi au langage poétique : ‘à la surface de l’être qui se manifeste et se cache’, cet art nous donne de ‘connaitre un devenir d’être tellement sensible qu’une parole l’agite’.

    Cette approche invite à un parallèle avec l’intérêt porté par M. Delsol, cité par B. Feltz – philosophe des neurosciences ; son analyse de l’univers de l’intelligence  l’amène à distinguer celle pratique, dont bénéficie une partie du monde animal, et celle conceptuelle humaine.

    En résumé, l’imagination – en particulier éduquée pour exercer un jugement – participe à la créativité humaine et à ‘l’intuition créatrice’ de Maritain à laquelle se réfère G. Siewerth pour éclaircir le champ de la connaissance. Pour Polanyi, elle est le lien entre les fondements et les buts ultimes de la connaissance. Bergson, pour sa part, se démarque de tout finalisme ou mécanicisme où seule compte la saisie par le concept : l’image de la réalité est médiatrice de ce qui est donné, un intermédiaire entre la théorie et l’intuition. A partir de l’intuition de Maritain importante pour l’inspiration et d’ordre non utilitaire - contrairement à la beauté utilitaire spinoziste - la démarche bergsonienne va au-delà en l’assimilant à une création dont découle une refonte de la théorie de la vérité. L’intuition inscrite ainsi dans un effort créateur  - d’œuvre, d’entreprise ou de soi – rejoint la ‘pensée pensante’ (cf. I.6.3) qui est enrichie de la mémoire et de la volonté si souvent annihilées. Dans la connaissance, cette joie d’enrichir le monde (cf. IV.1) dépasse dans sa radicale nouveauté toute ‘réalisation d’une possibilité déjà pensée ou l’émotion d’un danger à venir’.

    G Siewerth ne manque pas de préciser le lien chez H. André entre la cognition abstraite et les facultés humaines : ‘les modes d’abstraction – physique, mathématiques et métaphysique – s’enracinent dans les facultés de connaissance de l’homme – sens externes, imagination, intelligence’ et sont ‘ordonnés aux manières d’apparaitre de l’étant’, ce qui exprime qu’ils ont leur finalité dans la réalité manifestée dans le créé. D’ailleurs, pour Polanyi, l’imagination est en éveil permanent dans la science en tant que recherche. Pour sa part,  T. de Chardin écrivait : ‘Toute connaissance abstraite est de l’être fané : il faut voir, toucher, vivre dans la présence au sein de la Réalité’ de manière à réveiller la connaissance.

    La culture hébraïque qui dépassait déjà l’abstraction chère aux ‘philosophies ioniennes et à la sagesse égyptienne’ est un tremplin précieux pour ne pas réduire la connaissance du monde à un savoir morcelé et pour développer une métaphysique cohérente.

    Voyons comment la trame du monde se présente à la réflexion philosophique déjà dans la culture antique.

     

    I.4  Les logoï et le Logos 

     

    Le ‘logos’ de chaque être peut être revisité succinctement au cours de l’histoire de la philosophie. 

    I.4.1       Eléments fondateurs de métaphysique 

     

    Dans le monde antique, le logos exprimait une harmonisation et une mise en cohérence en regard du chaos ; il pouvait être rapproché de l’ordre, immanent à la matière, des stoïciens. Son rôle provenait, assez naturellement, de l’écart constaté entre le monde l’immédiat et la question de l’origine. Aristote y donna une autre empreinte en tant que clé de lecture d’une intelligibilité du cosmos avec l’appui de principes rationnels. Chercher la raison de l’origine, comme sens fort de la causalité, dépasse le champ des sciences descriptives des étapes de l’univers – énergie, lois physiques, espace-temps, métrique, topologie : tel est l’horizon d’une philosophie de la nature et de la métaphysique.

    Plotin, néo-platonicien du IIIème siècle, partait de l’acquis antique du ‘destin’ pour arriver au ‘logos’. Pour lui,  l’essence était transfigurée par un mode d’abstraction, approche dont la faiblesse majeure réside dans une « destruction de la spontanéité de l’amour concret » et où l’homme est absorbé dans la vie universelle : dans les logoï, le niveau noétique de l’esprit humain et celui cosmique coïncident.

     Au-delà de la vision d’un ‘donné en puissance’ centrée sur le principe (archè) – non sans  une part de similitude avec le déisme moderne – Philon d’Alexandrie considérait plutôt le logos comme une sagesse personnifiée entre immanence et transcendance.

    Cette trame philosophique sera désormais précieuse  pour envisager d’embrasser le tout des réalités physiques face auquel la méthode empirique manque d’exhaustivité.

     

     

    I.4.2       En regard du réalisé et de la causalité logique 

     

    Le contexte moderne fortement matérialiste tend à focaliser notre attention sur les réalisations et à réduire leurs articulations à des relations de cause à effet. Toutefois, cette causalité logique, à l’efficacité indéniable au cœur de la démarche cartésienne, a montré ses limites en particulier dans les découvertes du XXème siècle en physique (quantique et thermodynamique complexe). De manière élargie, au-delà des seules raisons physico-chimiques, ont ré-émergées des raisons séminales plus biologiques en soutien à la ‘capacité de ressaisir le réel  [à travers le] langage que parlent les choses’ occulté par le seul empirisme.  Nous pouvons y voir comme un écho à l’œuvre d’Augustin : son approfondissement du monde des logoï, raisons causales fondatrices de l’origine du cosmos, ‘comme enfouies dans les éléments dont seront tirées en particulier les créatures vivantes’. Au plan anthropologique, une analogie peut être faite à partir de l’analyse des différentes causalités inhérentes à la procréation par la thomiste A. Lizotte :

    ‘les parents sont, à titre de géniteurs, les causes univoques de la génération de leur enfant. Ils sont causes, mais pas dans le sens où ils sont responsables de la nature humaine de l’enfant. Ils ne produisent pas cette nature humaine. Ils préparent la matière pour qu’un être de nature humaine soit possible. […] Cependant, les parents ne sont pas les seules causes de la génération de l’enfant. La nature qu’ils transmettent est une cause plus importante qu’eux. Elle est même la cause principale de la génération. L’être est toujours formellement engendré selon les principes formels et matériels de son espèce. S’il n’était pas possible qu’une matière soit disposée à recevoir la forme humaine, aucun acte générateur ne pourrait produire un être humain. La causalité spécifique de la nature agit dès l’acte de fécondation. Son dynamisme causal est en puissance dans les cellules séminales’.

    Ce passage montre combien la nature est cause dans l’engendrement au-delà de la seule causalité dont sont porteurs les parents.

    Avec l’appui de cette profonde réalité de vie qu’est la naissance, nous sommes mieux à même de dépasser une visée de finalité dont l’homme serait seul détenteur et que semble dessiner  l’horizon de la technique, comme ‘énergie immanente pour amener toute chose à sa fin’ où tout ordre n’est qu’humain. Notons que cette aptitude technicienne de l’homme au transformisme risque d’être absolutisée à l’aune des moyens parfois démesurés à sa disposition alors qu’ils n’expriment qu’une rationalité instrumentale. Corrélativement, les raisons dernières de l’authentique croissance seraient reléguées dans le domaine du symbolisme et, dès lors, déconsidérées et oubliées. Sur le plan pratique, ceci peut se rapprocher de l’éthique conséquentialiste où le but prime sur l’intention et occulte la qualification intérieure de l’acte : nous sommes alors proches d’une ‘rationalité obsédée par des indicateurs’ nous invitant à une ‘gestion’ de tout, y compris des registres qui lui sont si étrangers, tels l’amour, l’éducation ou la mort. Nous sommes alors en pleine confusion entre les normes éthiques et techniques par le détour d’une sorte d’’optimisation universelle’ à laquelle échappe la ‘perception de la réalité effective’ ; de même, outre le refus d’une bienveillance éthique concrète, l’utilitarisme développe une disparition de l’être-soi de l’autre’ (R. Spaemann), antithétique du cheminement exposé en III.3. L’objectif transhumaniste n’exprime-t-il pas de manière radicale cet ‘impératif an-éthique de la technique où exploiter tous les possibles sans renoncement ou retenue d’origine symbolique et éthique [jusqu’à ce que] le logos [soit] perdu’ (G. Hottois) ?

    Ce questionnement dans son ensemble invite globalement à mieux saisir comment les ‘raisons causales’ (Augustin) peuvent participer au déploiement des êtres sur fond de nouveauté (cf. III.5).

     

     

     

     

    I.4.3       Sens et finalité du logos 

     

    L’approche philosophique la plus aboutie, à mon sens,  du logos d’un être consiste à l’identifier à sa raison d’être, i.e sa ‘définition fondamentale et sa finalité’ (J.C Larchet). Cette vision enrichie du ‘logos’ nous renvoie donc à la source – fondement – et au sens de l’être. De ce fait, la réalité se manifeste comme ordonnée à partir d’un donné qui appelle à une intelligibilité où intervient notre attention dans une intériorité alimentant notre inspiration. ‘L’analogie que nous pouvons discerner entre les propriétés des particules élémentaires et l’échelle cosmique est [évocatrice] d’un monde intelligible et ordonné qui répond à des lois et échappe au registre du capricieux’.

    Le monde ’nous dit quelque chose’ [dont] la personne humaine peut reconnaitre le sens’ : il se présente à nous avec un développement temporel vers une fin signifiante  qui, dans le cas de l’être humain devient une histoire imprégnée de liberté et de responsabilité éthique ; ceci se dévoile tout particulièrement dans l’irréversibilité que partagent ensemble le temps et l’être. A partir de là se posera la question de l’unification du sens des logoï qui sera abordé en I.4.5.

    Les logoï en tant que substrats  métaphysiques profonds de la structure de la création et des créatures peuvent être considérées comme les ‘trames du monde [qui] ne sont pas déterminées par des lois de la régularité’, qui caractérise davantage le registre des sciences. 

     

    I.4.4       Tremplin pour la connaissance 

     

    C. Boureux éclaire l’articulation entre logos et connaissance. Il met en avant un logos’ avec sa fonction unitive et de manifestation’, dans une rencontre féconde entre une lecture métaphysique et la phénoménologie. Il précise que l’unification visée est celle entre le champ du signifiant visible et du signifié invisible, transcendant. A partir de là, il convoque les signes, dont la structure repose sur le logos. Nous sommes alors  conduits à reconnaitre les logoï comme  les ‘traces inaugurales’ d’une ‘grammaire antérieure et nécessaire à toute connaissance discursive [cad argumentative et conceptuelle]’.

    Au XVème siècle, N. de Cues mettait déjà l’accent sur une ‘connaissance sans abstraction, pas à partir des choses mais à partir de laquelle les choses sont [ cad les raisons des choses]’ : les logoï unifiés attestent alors d’une seule intelligence simple qui ‘intègre la coïncidence des opposés’ au-delà de la fragmentation par concepts.  

    En regard du savoir scientifique positiviste et de ses limites, les logoï au sein d’une connaissance cosmologique, anthropologique et biologique ouvrent des perspectives fécondes : avec la métaphysique comme liaison et soubassement, se déploie une capacité et une méthode de penser et en interaction avec la recherche philosophique du Vrai, du Beau et du Bien.  A cette voie de la sagesse  - comme ‘un au-delà  vers un ordre qui aimante’  - ne peut se substituer ‘un idéal d’expertise […] selon une volonté d’analyse, de manipulation, de domination du monde […], ni une science comme une vraie philosophie (Brockman)’ qui serait une nouvelle forme de scientisme. De surcroit, le choix sapientiel côtoie la recherche du sens ultime de la vie et permet un retour de la personne à son centre intérieur. Cette dynamique est celle d’un savoir à partir d’une sagesse qui se réalise selon les  logoi de la création et non selon ses apparences sensibles’.   

     

    I.4.5       Perspective d’unification des logoï 

     

    La précieuse inter-disciplinarité entre les sciences et  la philosophie peut s’expliciter en introduisant le principe anthropique, i.e l’existence de ‘conditions fines physico-chimiques inhérentes au début de l’univers qui ont permis ultérieurement la formation d’habitats adéquats à la vie’(Tanzella-Nitti) . Ce principe signifie que rien n’est inutile ni sans sens ; il confère à l’homme, au lieu d’une position centrale inhérente à un anthropocentrisme excessif, une situation particulière qui évite l’écueil contemporain de l’antispécisme – uniformisation stérilisante des créatures.

    Nous pouvons voir les logoï comme des reflets de la source, origine qui nous offre de surcroit, d’être ‘concepteurs de visées, d’idéaux vers un devenir universel selon sa vraie finalité’ (Ph. Gagnon). Au lieu d’une unification de théories scientifiques où s’infiltre parfois la gnose à l’exemple de S. Hawking : ‘une théorie unificatrice des grandes forces permettrait de connaitre la pensée de Dieu’, la synthèse reposerait sur l’unité, sans confusion, des logoï dans le Logos, en dépassant  un logos qui n’émanerait que de l’Un (Platon, Plotin), philosophie qui absorbe l’être.

     

    I.5  Herméneutique et connaissance 

     

    A partir des éléments déjà abordés, il apparait que la raison ultime de ce qui se montre à nous ne saurait se limiter à l’empirique des faits ou à la seule méthode scientifique. En effet, la réflexion philosophique – en particulier avec la phénoménologie au XXème siècle – participe à une quête de l’universel au même titre que la modalité scientifique inductive qui consiste à généraliser à partir du particulier. L’étymologie du terme ‘é-mer-gence’ rejoint cette ouverture : depuis l’infériorité aquatique, l’apparaitre tend vers l’extériorité : ceci peut être rapproché de la phénoménologie qui voit la connaissance comme étant ce qui advient à la conscience et qui requiert une place à l’interprétation des enseignements du savoir. Cet enrichissement (cf l’approche de Polanyi en III.4) sera précieux pour éviter l’écueil d’un rationalisme qui étoufferait le génie personnel de l’être pensant, vu comme perdu dans des solitudes cosmiques.

     

    I.5.1       Réception de la réalité 

     

    Plus précisément, les deux démarches – scientifique et philosophique – reposent sur un fondement qui vise à une unité du service de la réalité dans sa concrétude, thème central dans réalisme intégral blondélien  ‘qui se fonde, s’éploie et s’achève sur, par et dans le concret’. Il ne s’agit en rien d’une ‘perte d’autonomie de la philosophie dans son mode propre [où] elle accueille de façon critique la vérité expérimentale qui contient une universalité conséquente’.  Leur complémentarité d’approche est une condition pour recevoir la réalité de manière plus satisfaisante. Ceci contribue à accorder une juste place à la légitimité des savoirs, sans se fourvoyer sur leur articulation. En effet, celle-ci contrarie un éclatement des savoirs parcellisés qui ferait oublier leur unité et ne serait  donc pas intrinsèquement bénéfique au mode cognitif.

    I.5.2       Quelle pluralité de savoirs ? 

     

    De même, au lieu d’une saine distinction, entre les sciences modernes et la philosophie, qui garantit des méthodes propres, une séparation – dans sa radicalité – entre les deux domaines constitue une atrophie de la pensée. H. André attribue clairement cette évolution à la sécularisation qui refuse sa place au mystère. Nous retrouvons ici l’écueil majeur développée par la philosophe athée J. Kristeva   dans son analyse de l’appauvrissement de l’intellect qui renonce à un dépassement de l’humanité dans une Transcendance.

    Comme introduction aux formes du savoir, Polanyi distinguait les apprentissages primitifs (gestes,  signes, situations), les facultés d’observation, d’invention ou d’interprétation et enfin les compétences culturelles (technologies, sciences déductives). Parmi les modes de connaissance, la voie de la découverte abductive sera indéniablement  à valoriser aux côtés de l’analogie et de l’intuition. Cette ouverture n’exclut pas les apports du savoir inductif, en particulier celui porteur d’un inédit harmonisé à la ‘création continuée’ développée par F. Revol : cela parait comme un rappel que, selon Bergson, ‘au sein de la durée [se rencontrent deux réalités] : le présent réel, concret et vécu [mais aussi] une genèse continuée à l’intérieur de la réalité’. Nous touchons ici à l’imprévisible et radicale nouveauté inhérente au singulier de toute réalité et développée par Bergson comme une ‘refonte radicale du tout’ bien au-delà d’une simple reconfiguration de l’ancien. Pour sa part, G. Bachelard évoquait la connaissance comme étant une ‘manière de création continue’. Il s’intéressait aussi, dans son analyse du contenu d’une égalité mathématique, au passage du concept à la découverte :   ‘le concept a son sens dans l’explicitation d’une proposition, qui par essence a des prétentions à la découverte’ ; l’exemple de la relation de la mécanique entre la force et l’accélération s’exprime par une égalité qui intègre une différence initiale entre un terme connu et l’autre inconnu et reliés par une ‘égalité dynamique du sujet et du prédicat’.  Ainsi, la connaissance inventive dépasse le seul dénombrement cartésien qui caractérise le monde ‘utilitaire dont il faut triompher’ pour retrouver la cohérence du concret. Notons toutefois que l’épistémologie de Bachelard, contemporaine des débuts de la physique quantique, contribue à  atténuer la place de  l’intuition et du pragmatisme qu’il corrèle davantage à la macro-physique. Sa pensée privilégie l’ordre comme ‘principe de la connaissance’ et caractérisé par la ‘qualité de l’être’ qu’il considère comme pourvu  de sens à condition qu’une ‘matière le féconde’. M. Polanyi – en tant que chimiste-philosophe -  présente également la connaissance comme un acte dont le résultat n’est pas le savoir mais la découverte, au sens d’une forme de rappel du passé, d’anamnèse et qu’il désigne comme étant la connaissance tacite où ‘la pensée est motivée par une anticipation de la découverte’. Ce mode de connaissance qui sera approfondie en II.2 se prête déjà une décomposition en deux volets : la conscience focale portée sur l’objet d’attention et les indices subsidiaires (aspect sémantique). Par exemple, la pratique de la bicyclette convoque la conscience focale de la trajectoire et la subsidiarité dans les mouvements musculaires et la coordination des membres. Les modalités du tacite conduisent à comprendre le tout (cf. le holisme en IV.1) pour envisager une connaissance de l’objet. Cette vision antagoniste avec la logique constructiviste atteste les limites de la perception de Nonaka et Takeuchi pour lesquels ‘la connaissance tacite est vue comme un problème à résoudre et devant être rendue explicite par des techniques de gestion des connaissances, le « knowledge management »’. Il peut être intéressant de reconnaitre d’ores et déjà les quatre étapes au sein de la découverte : après une phase de préparation, la tension heuristique (cf. III.2.2) de l’incubation et ensuite l’illumination hors d’une performance logique et enfin la vérification ou validation. Pour signifier la place de l’intuition au sein de la beauté inhérente au monde cognitif, Einstein cité par O. Keshavjee évoquait de ‘rechercher des lois élémentaires générales à partir desquelles  par déduction acquérir l’image du monde’. Cette beauté intellectuelle se manifeste par la certitude (précision), la pertinence (profondeur) et l’intérêt intrinsèque. Elle rappelle la contemplation pratiquée par les pythagoriciens (cf IV.1).

     Voyons plus précisément les enjeux des relations entre la science et la philosophie. Ainsi, celle-ci doit intégrer les acquis des  sciences  à titre central  et non pas a posteriori. Ceci évite : d’une part, la facilité du concordisme caractérisé par un refus de  méthodes autonomes jusqu’à prétendre atteindre par l’empirique l’univers promis comme transfiguré ; d’autre part, le risque fort d’une autonomie de méthode scientifique confondue avec une forme d’indépendance : c’est pourquoi P. Ide prône un ‘décloisonnement des sciences dans leur particularité matérielle et formelle’ selon un ‘discernement philosophique’, perspective épistémologique de H. André. Ceci rejoint la vigilance à exercer face à  une hégémonie de la ‘Technique qui englobe tout mais sans aucune synthèse [cad comme] une collection de méthodes sans cohérence ni relation fondamentale’. Cette description tend à montrer le risque d’une juxtaposition des savoirs sans caractère unifiant. Rappelons que le monde des machines est dénué d’intuition et de capacité critique. Il conviendra aussi de ne pas oublier que tout outil cognitif – hypothèse théorique ou moyens expérimentaux – contribue à mettre une distance entre l’objet et le sujet ; nous garderons aussi à l’esprit que  la technique avec son recours au  mesurable modifie le pôle intuitif au point de questionner le réalisme scientifique. Donc pour mieux appréhender la connaissance humaine, il s’agit aussi de penser la vie humaine dans l’expérience première qu’est l’intuition en tant que saisie unifiée et globale qui habite le chercheur soucieux de la réalité concrète.

     

    I.5.3       Articulation des connaissances et globalisation cartésienne 

     

    Pour dépasser le risque de  sciences totalisantes face à une philosophie dévalorisée, l’identification d’un besoin de clé de voûte peut clarifier leur articulation : ceci est l’une des préoccupations majeures dans la démarche de H. André, en résonance avec l’horizon d’interprétation défendu par P. Ricœur pour une meilleure méthode du champ cognitif.

    Avant de se concentrer sur l’herméneutique en elle-même, identifions, au-delà de l’efficacité cartésienne communément reconnue, les limites foncières des méthodes scientifiques. H. André nous oriente par son chemin ‘philosophico-philosophique’ : au-delà d’une synthèse constructive des faits, une véritable métaphysique de la nature avec ‘l’acquis des sciences qui informent  même si elles n’appréhendent rien de la nature des êtres’.  De ce fait, elles n’ont pas accès à l’unité ontologique de la réalité, que M. Polanyi décrivait ainsi : ‘Tout étant est, dans la diversité, une unité discernable quand il est reconnu comme une expression de l’être’. Nous pouvons alors réaliser combien le savoir, pour sa part, n’est pas univoque : chaque science avec ses méthodes propres autonomes - mais sans indépendance - ne peut fonder ses principes ultimes. Mais cette pluralité n’est pas qu’opacité : par exemple, les nouvelles connaissances en physique – quantique ou cosmologique – ouvrent la voie à des ‘coïncidences anthropiques’ issues du principe d’un ‘univers plus unifié et plus cohérent en, soi qu’attendu’. Ce  ‘principe anthropique’ ne se traduit ni  par une compréhension des ‘raisons de toutes les propriétés et de toutes les caractéristiques, ni par une super loi cosmique d’omniscience, ni par une loi générale immanente au cosmos pour, au final, un univers conscient de soi dans un idéalisme auto-référentiel’. Ainsi, s’expriment, de manière plutôt apophatique, les limites intrinsèques à la seule démarche scientifique : les méthodes scientifiques- qui se basent sur la répétabilité comme l’inspire la forme de savoir inhérente aux procédés de fabrication-  ne peuvent être considérées comme englobantes, ni comme substitutives des logoï. H. Jonas lui-même évoque l’erreur du  ‘pan-mécanisme’ où ‘expliquer la vie’ ne serait qu’une ‘variante du sans vie’. Ceci fait écho à l’intérêt de M. Weber, après la 1ère guerre mondiale technologique,  pour le désenchantement du monde : la mort  n’étant plus l’achèvement d’un destin à cause de la technicité, on tend vers un détachement du lien  entre la vie et la nature. La technique accaparerait alors le sens du vivant  - jusqu’aux excès plus actuels du transhumanisme. Face à ce désenchantement, nombreuses sont d’ailleurs les philosophies qui sont sans réponse devant la mort.

    N. de Cues, par sa primauté accordée à l’Un, décrit l’univers comme étant ‘l’unité d’une multiplicité [car] la totalité sans pluralité des choses a précédé chacune d’elles’, sans contrarier une place à la contingence dans la vision cosmologique.

    I.5.4       La médiation de l’herméneutique 

     

    A partir de cette analyse, se précise la voie de l’herméneutique, médiatrice entre la philosophie et la science pour leur juste relation en vue d’un dialogue fructueux : les faits sont, au-delà de leur modélisation, à compléter par une interprétation. En particulier, le phénomène  de l’évolution illustre l’étanchéité de la frontière entre les sciences de la nature et de l’esprit. T. de Chardin voyait ‘l’Univers [comme] la cohésion d’un grand Tout évoluant organiquement’, conjuguant une métaphysique de l’Un et du multiple.

    Ceci ne remet pas en cause le primat de la connaissance universelle, en particulier  de sens commun. Toutefois, ceci permet de se dégager du rationalisme et ses effets collatéraux tels que le ‘remplacement de la sagesse par un idéal d’expertise’ mais aussi la substitution de la ‘contemplation de la nature par une volonté d’analyse, de manipulation, de domination du monde’ qui rend ‘l’Homme moderne impersonnalisé […] avec un abime entre notre être et le Cosmos’.  Elle contribue, dans l’interprétation de la signification des théories,  à une approche méta-scientifique qui entre dans le champ épistémologique ; le méta-niveau herméneutique apparait comme un écho au logos, relatif à un ordre de la nature vue  comme un tout. La place de l’interprétation, au-delà d’un déterminisme intégral abusif, est décelable dans la physique quantique : d’une part, son énoncé n’est pas ontologiquement interprétable  du fait de son ouverture à une pluralité de valeurs en amont de l’acte de mesure ; d’autre part, le rôle de l’observateur y intervient de manière particulière.

    Cette démarche permet aussi un regard cosmologique renouvelé sur l’apparition de l’homme dans l’univers : le croisement ‘phénoménologique et herméneutique [pour attester de la] « manifestation du sacré » (M. Eliade) [aide à mieux saisir comment] la ressemblance morphogénétique [entre les espèces se concilie avec] l’unicité et l’émergence de l’homme [dans ses spécificités avec] l’usage de ses mains pour la culture, l’art, la science’. La raison ultime de l’existence de l’homme dépasse ainsi l’empirique des faits et la seule méthode scientifique qui ne peut fournir la globalité des conditions nécessaires et suffisantes à l’advenir de l’homme – contrairement à ce que prétendrait un matérialisme moniste. Ceci fait écho au ‘principe anthropique’ déjà cité qui éclaire notre recherche de signification du cosmos – avec sa part d’autonomie comme soubassement de la contingence de la nature - en pointant le rôle non accidentel de l’humanité, dans la lignée de la phénoménologie de M. Merleau-Ponty. On retrouve ainsi la reconnaissance de ‘l’émergence nodale dans l’univers du corps humain’.

    L’approche de H. Bergson consiste à considérer les phénomènes dans leur globalité et à reconnaitre que le pouvoir de connaitre dépasse les limites de notre intelligence ; ainsi, le rôle clé de l’intuition et de la durée est mis en avant. H. Gouhier cité par F. Revol, dans son analyse de l’œuvre bergsonienne, précisait que l’intelligence du physicien moderne dans son attachement à l’instant mathématique se résume à ‘connaitre ce qui ne dure pas’. Or, la durée pour Bergson se saisit par l’intuition dans une ‘attention de la conscience [qui constitue] le présent’.  Nous pourrons trouver un écho favorable au phénomène de  l’attention chez S. Weil et H. André (cf. III.5). Pour T de Chardin, le ‘quantum d’énergie prend son sens dans la durée’, phase de maturation qui caractérise une transformation du monde sous forme d’une cosmogénèse au-delà des seules frontières du vivant : en tant que paléontologue et dans son observation des réseaux cristallins, il voyait ‘dans les roches, une perpétuelle transformation des espèces minérales :  en files dans le jade, en plans dans le mica, en quinconces dans le grenat’. Une opération tellurique totale affecte le minéral et l’organique sans que cela ne cache - derrière une fausse uniformité -qu’avec le vivant, ‘une métamorphose s’opère pour un monde nouveau qui s’irise de tonalités diverses’.

    L’’élan vital’ bergsonien montre que la répétition passive dans l’inertie de la matérialité et du mécanisme n’épuise pas la richesse de la vie qui ‘se crée une forme appropriée aux conditions faites pour elle’ au sein d’une possible ‘marche en avant’ de l’univers. Il s’agit d’une direction imprévisible et temporelle inhérente à une poussée interne intuitive qui dépasse un épuisement lent du seul élan originel limité à une dégradation entropique.

    Cette ouverture invite à approfondir le sens profond de l’intelligence humaine à l’œuvre dans la connaissance.

     

    I.6  Le sens de l’intelligence 

     

    Pour amorcer ce questionnement, voyons en quoi le monde de la seule logique peut mener la dualité sujet-objet à un appauvrissement. Ensuite, nous verrons l’apport d’une juste considération de l’être pour ne pas fuir le concret. L’intelligence, au sens blondélien, est ‘faite pour et par l’être à connaitre’. Déjà, Aristote orientait vers un ‘principe de tout par excellence qui transcende en étant d’un autre ordre et qui élève le regard de l’intelligence’ et échappe à une régression causale à l’infini.

    Le protagoniste du pragmatisme C.S.Pierce reconnaissait déjà que la logique n’apporte pas de nouvelle connaissance (cf. le sens de la nouveauté en II.3 et III.V chez Bergson), au sens d’une relation au monde, mais consiste plutôt en des relations entre des termes et des propositions.

    I.6.1       L’axiomatique du monde des robots et la connaissance humaine 

     

    Le monde de la cybernétique intègre une forme d’intelligence de l’artificiel – abusivement appelée ‘Intelligence Artificielle’ (IA). L’épistémologue Ph. Gagnon la résume par une ‘codification du mécanisable des axiomes’. Il nous aide également à cerner les limites d’une éthologie de la cognition centrée sur la mécanisation cartésienne et à situer de manière objective l’intervention  de l’IA dans des jeux à forte complexité logique, tels le jeu d’échecs. Ainsi, l’aptitude de l’IA avec sa ‘vitesse de calcul selon des arbres de logique mathématique’ est d’un registre autre que ‘la capacité de protension de l’esprit humain […]  dans le raffinement des connaissances latérales qui orientent le jugement [sur fond d’une] imagination éduquée’. Cet acte de l’intellect humain peut être rapproché de ce qui, au Moyen-Age, était la ‘faculté cogitative dans un lien fort entre la sensibilité et la raison’ qui inspire de mettre au cœur de la connaissance la responsabilité éthique.

    Ph. Gagnon nous permet de mesurer combien une vérité statique – qui serait illusoirement déposée dans les choses et dans les faits que la science irait chercher – dans une extériorité à tout jugement, comme l’illustre le monde des automates, manque de réalisme épistémologique.  Par exemple, une communication entre les cellules dans le système nerveux central ne s’explique pas selon des modèles linéaires ou rétroactifs : une communication globale dans le cerveau est en jeu avec des effets holistiques, qui peuvent rappeler la complémentarité biologique entre les univers génétique et épigénétique mais aussi les avancées contemporaines en physique sur les phénomènes dynamiques.  Ph. Gagnon décrit les lacunes d’une intelligibilité mathématique détachée du sensible. Cette analyse atteint toute sa pertinence dans le monde ambiant consumériste actuel qui tend à dissoudre la relation à l’objet considéré uniquement en rapport aux ‘performances qu’il permet’ et aux ‘procédés pour le fabriquer’ : sous un angle très pragmatique et utilitariste, la fabrication est alors la forme de connaissance fortement privilégiée. Selon cette approche, ‘l’objet s’évanouit’, cad que ‘l’objet de la connaissance est sans intérêt’, ce à quoi la phénoménologie résiste foncièrement, en particulier dans un univers nominaliste qui veut effacer l’être et rompre l’harmonie du monde.  Pour ne pas céder à cette facilité de la performance où se profile un ‘rétrécissement de l’être’, nous verrons comment peut se dessiner une voie d’approfondissement de la nature de la connaissance qui sera développée en II.  G. Bachelard pointait déjà combien la confusion de la connaissance transmise avec celle créée est fréquente en sciences qui induisent que le signe prime sur la chose signifiée. Ceci doit s’équilibrer par un retour au concret : dans la pensée blondélienne, le ‘concret est ce par quoi l’être se réalise et tend à s’unifier’ dans un accomplissement et une ouverture (cf. III.2.3) ; ceci nous rappelle que la pensée  est au service du réel et que la matière  - loin d’être confondue avec l’être dans le dualisme  ou d’être dénigrée par la gnose spiritualiste - contribue favorablement à la découverte du sens des choses en tant que condition de développement des êtres vers leur terme.

    Gardons à l’esprit que mettre au centre les automates pour expliquer la nature revient à la travestir et donc à biaiser notre relation avec elle. De plus, confondre la nature et la machine parait induire un univers qui se serait créé tout seul. D’ailleurs, avec l’artiste Arcimboldo au XIVème s, une amorce d’antispécisme sur fond de démiurgie se profilait : ‘le mécanisme substitue les choses à l’homme et l’homme aux choses [et] l’imagination devient l’objet’ ; ainsi, se préparait une nature qui cessait d’être une donnée. Ceci invite a contrario à retrouver une relation pacifiée au réel : d’une part, en s’ouvrant à un réalisme qui reconnait l’ordre cosmologique comme non créé par l’esprit humain et d’autre part en voyant dans les ‘structures du réel [les signes du] sens et [de] l’obéissance à des possibles’ sans prétendre être le démiurge qui pénètre les niveaux d’organisation cachés. Cette indépendance de la réalité qui résiste à nos domestications est comme un au-delà de l’esprit humain selon ‘une disposition des choses  dans leur forme et leur réalisation’. Dans l’analyse de la modernité et de son technicisme de J. Ellul, il ressort que ‘nous vidons des lacs pour remplir nos baignoires’ : contre-exemple d’une sobre connaissance authentique et soucieuse d’éthique.

    Au lieu de vouloir dépasser notre subjectivité par l’automate ou le numérique, un sursaut de conscience peut nous ramener à l’intelligence humaine souveraine : tel est le véritable défi anthropologique. A. Chapelle présente la science comme étant en-deçà ‘de l’acte du sujet connaissant dont l’esprit [agit] selon la vérité et dans l’engagement, où une parole est posée sur l’acte’. La trame ainsi ébauchée d’un engagement responsable peut alors faire surgir le sens de la dignité de notre vie humaine et de la protection du cosmos. Le même auteur précise que, dans la connaissance, se révèle un ‘engagement de liberté, d’acte ainsi que du sujet et dont l’être de l’homme – au-delà de l’affectivité, l’imagination et l’expérience – est la mesure’. Une telle heuristique anthropo-portée, distincte d’un excès d’anthropomorphisme, ne permet-t-elle pas par exemple d’interroger l’authenticité d’un besoin de robots conventionnels autonomes dans des résidences pour personnes âgées  qui analyseraient les expressions de leur visage dans leur vulnérabilité et pour se substituer à un manque d’accompagnement humain ? Derrière un statut juridique à des robots ou une réponse humanoïde à une solitude humaine, il est enrichissant de mieux saisir ce qu’est le désir en tant que principe de l’action proprement humaine à partir de la liberté et de la conscience dont peut germer l’agir moral. Toutefois, d’autres usages robotiques peuvent objectivement améliorer des conditions de vie : quand des infrastructures pour la survie de populations pauvres sont inenvisageables dans des zones inaccessibles, des drones ont pu apporter des solutions en veillant à ne pas créer de nouveaux féodalismes.  De même, une IA pour une industrie 4.0 en milieu hostile n’est pas à confondre avec la ‘singularité’ transhumaniste et son leurre d’émancipation de notre être (O. Rey). En revanche, elle nous appelle à réfléchir à ce que nous sommes et aimerions devenir. Il parait dès lors pertinent  de :

    ·         se pencher sur une écologie intégrale, vision plus large de la réalité où tout est étroitement relié, plus édifiante qu’une fragmentation du savoir dont l’excès serait d’alimenter le fantasme pour l’homme de ‘se recréer par les merveilles de la technologie,

    ·         mesurer la positivité d’une IA par son empreinte sur la dignité humaine. Il rappelle que le travail contribue à la valeur propre de l’homme : celui-ci doit être vigilant devant une éventuelle substitution de la machine à ses propres activités. En revanche, l’élimination de tâches dangereuses en milieu hostile ou une aide appropriée et non invasive à des personnes handicapées pourrait  désigner un rôle positif de l’’IA.

    Une réflexion sur la signification d’une acquisition d’autonomie – en vue de tâches non-dirigées -  en sciences de la vie mais aussi en biotechnologies et dans l’I.A. permet d’approfondir ces différents champs trop souvent confondus. Il est rappelé que l’univers de la vie laisse apparaitre 3 niveaux  dans cette acquisition selon les étapes de l’évolution du vivant : métabolique, moteur et enfin cérébral (P. Vendryès).  Dans le cas du vivant, il s’agit d’une forme d’auto-organisation conjugué à une épigénétique métastable dont résulte une plasticité biologique, forme de ‘liberté de devenir dans un achèvement de relation’. En regard, les agents artificiels n’auto-déterminent pas leur organisation par apprentissage ; toutefois, l’I.A. peut conduire à une modification  de structure par recollection d’interaction machine-environnement. La question se pose de sa ‘capacité à acquérir une forme d’autonomie hors d’une obéissance à une logique atemporelle ou à une trame algorithmique pour une réalité de devenir ‘? Il ressort de cette étude que la flexibilité de l’I.A. n’est guère observée. Des études récentes font état de systèmes artificiels non dirigés par une cible et situés dans un environnement inconnu ; toutefois, il leur manque une ‘capacité de régulation de lien à l’environnement mais aussi une capacité de création de leurs propres règles d’interaction’. A ce titre, on peut au mieux parler par analogie entre le monde vivant et artificiel sur ce point de l’autonomie. Ceci fait écho à l’interdisciplinarité (cf. IV.1) où des ‘ressemblances peuvent être porteuses de fécondité et d’intuition’ entre les domaines à condition de ‘s’assurer que cette création de signification traite encore de la réalité’.

    Après avoir identifié des écueils et des passerelles légitimes entre les mondes vivants ou artificiels, voyons comment la philosophie de l’être peut participer au questionnement du monde cognitif.

     

     

    I.6.2       Le principe de non-contradiction et le principe de l’être 

     

    Le  statut de la non-contradiction est souvent considéré comme central dans toute analyse expérimentale ou spéculative. Qu’en est-il vraiment ?

    B.Souchard en revisite la vision aristotélicienne : il s’agit d’un ‘principe de raison et non pas du réel’. A l’appui de cette distinction, il énonce que le principe de la vie repose sur l’âme et le corps, que le principe formel de l’être est la substance et que le principe final de l’être est l’énergie. Cette approche corrobore à celle de Lukasiewicz pour qui il n’y a pas de principe ultime, ce qui justifie du ‘caractère non absolu du principe de non-contradiction’, au sens où il n’a pas de validité universelle. Cette démarche peut être approfondie avec profit selon les différents modes d’être – existence, subsistance et ‘hors-être’ (tels que les objets constructionnels hors de l’expérience) à partir de l’article de A. Dufatanye cité. Cette analyse est importante pour l’interprétation de la physique quantique - prédictive - en regard  de la mécanique classique - descriptive où prédominent l’évidence et le bon sens. Prenant appui sur le monde quantique, S. Lupasco insistait sur un principe  d’antagonisme englobant le principe de non-contradiction sans l’annihiler. Pour lui, les relations d’Heisenberg en sont le reflet car elles expriment la non-actualisation simultanée des deux grandeurs conjuguées  que sont la position spatiale  et l’impulsion-énergie   et évacuent alors la dualité logique entre les deux mesures.

    L’énergie est un élément majeur du monde des interactions en tant que  pouvoir de liaison et valeur de constitution ; elle est dans l’immanence de la nature mais y est cachée. G. Bachelard la désigne comme le ‘lien entre la chose et le mouvement’ et ‘une qualité indifférente au support’. D’autre part, dans la pensée de ce philosophe des sciences, la qualité est d’abord relationnelle au risque d’oublier le registre substantiel et donc d’orienter vers une philosophie de l’être dans un ‘devenir-être’ incorporant ainsi le probable des phénomènes quantiques.  Au-delà de la surface de l’être qui revient plutôt au champ de l’imagination et de l’intuition, il se concentre davantage sur la ‘contexture des attributs’ telle que suggérée par l’indéterminisme probabiliste. Sans céder au matérialisme – pour lequel ‘la matière ne peut agir où elle n’est pas’ – il désigne la ‘matière comme source d’énergie’. Il prolonge en écrivant que, ‘sur le plan de l’être, l’énergie est de la matière’ : cette vision qui diffère de l’acte-puissance chez Aristote (cf. IV/1) tend à rendre interchangeable la description et l’équation mais aussi la qualité et la quantité. En mettant l’accent sur le ‘probabilitaire du donné’ en physique quantique, G. Bachelard atténue nettement la contribution ontologique propre à une philosophie de l’être plus intégrale telle que celle de H. André, de  M. Blondel ou de M. Polanyi.

    M. Polanyi a particulièrement approfondi la contribution de l’intuition au sein du monde cognitif tel que le synthétise P. Bourdon : elle intervient dans l’inspiration, suggère des directions, aide à deviner un sens à partir d’éléments incomplets. Son rôle existe aussi dans la relation entre l’observation et la réalité. La conception intuitive de la nature globale des choses  évoque également le sens symbolique et métaphorique. Cette faculté de pré-compréhension est tacite dans son origine et son usage, que voile parfois un substrat matériel prépondérant ; à distance du registre de l’inconscient, elle participe à l’être  sur un mode non explicite toutefois partiellement analysable. La place de l’intuition est encore davantage clarifiée dans son imbrication avec l’imagination. En tant qu’étonnement sans articulation de niveaux, elle sert de guide pour le monde des images qui, en retour, donne des appuis  et l’inscrit dans un cadre. En lien à l’inhabitation qui amène le ‘sujet-microcosme’ à pressentir dans une sorte de co-naturalité avec l’objet, l’intuition anticipe alors que l’imagination prospecte. Ainsi, la réalité est appréhendée par l’intuition puis explorée par l’imagination et enfin analysée par le raisonnement. Détaillant ce qu’est l’inhabitation polanyienne, le corps se manifeste comme son socle : l’imagination et l’intuition sont ancrées dans la corporéité et liées aux convictions qu’elles anticipent, reçoivent et reformulent.  On pourra rapprocher la conviction tacite chère à Polanyi à la faculté cogitative (cf. I.6.1). Elle exprime le lieu où l’homme se transcende lui-même en engageant sa responsabilité et poursuivant des idéaux (cf. III.4). Elle est aussi le fondement du sens et du jugement, où l’intentionnalité détrône légitimement le déterminisme fonctionnel d’un monde dépouillé de ses ressources. En réalité, la logique technologique n’affecte qu’extérieurement le sujet et de manière conditionnée par le contexte. Par contre, dans un registre plus intérieur, l’identité de la personne  se caractérise par une intégration tacite cognitive et des choix d’inhabitation pour une connaissance authentique manifestée dans un ‘changement de manière d’être’ où se réalise un consentement à la vérité (cf. III.5).

    Revenons à l’énergie qui, pour T. de Chardin, est constitutive et transformatrice. Il en distingue deux formes complémentaires et reliées entre elles ‘vers un accroissement de conscience’ : ‘l’énergie tangentielle relative aux éléments de même ‘centréité’’ [et que les instruments de la physique mesurent]  et ‘l’énergie radiale qui attire vers un état plus complexe’ [responsable de l’apparition de la conscience et voisine de l’élan vital de Bergson].  Cette dernière composante évoque la finalité de l’être selon la ‘flèche hélicoïdale du progrès’ que tend à appréhender le phénomène néguentropique que T de Chardin anticipait à son époque sous la figure du ‘courant impondérable de l’Esprit’. Il insistait également sur les ‘dépendances énergétiques entre le Dedans et le Dehors des choses’ jusqu’à une combinaison de leurs énergies radiales en vue d’une ‘totalisation intérieure du monde comme supra – et non-infra - physique’ : pour mieux cerner le contour de sa pensée, sa description de l’écueil de l’anthropomorphisme est éclairante : ‘l’Homme n’arrivera jamais à dépasser l’Homme en s’unissant à lui-même’. Ceci invite à pousser nos investigations vers l’être et ses fondements.

     

    I.6.3       Empirismes et lumière de l’être 

     

    On pourra d’abord trouver un bénéfice à se reporter à l’articulation de l’intelligence avec le sens du monde.

    Ensuite, on se rappellera que l’histoire de la philosophie montrait déjà avec Aristote l’intérêt à distinguer la philosophie des disciplines scientifiques sans, toutefois, un cloisonnement hermétique entre les deux domaines : une continuité dans le fondement et la vérité de la connaissance atteste d’une cohérence épistémologique.

    Il s’agit de veiller à ce que la raison ne se replie pas sur elle au point d’en oublier sa quête de l’être.

    G. Bachelard, dans son étude des théories de la relativité, montrait un éloignement du concret et une diminution du rôle de l’intuition dans le savoir ; ceci corrobore d’ailleurs à la perception courante face à la mécanique quantique  avec son champ probabiliste mais aussi face aux univers topologiques en mathématiques dont les configurations échappent au tri-dimensionnel intuitif. Il en déduisait que le réel – et non la connaissance – avait une part d’ambiguité.

    G. Bachelard décrivait la science comme suscitant un monde sans rester dans  l’empirisme : au-delà du sujet et de l’objet immédiats, elle se fonde sur le projet, qui constitue une médiation de l’objet. A l’heure de la techno-science et du transhumanisme, des questions éthiques fondamentales ne manqueront pas d’être soulevées quand la primauté est accordée à la volonté – comme le suggère un axe de projet – sur un fond de quête de performances.

    De manière complémentaire, M. Blondel, attaché à une science où intervient l’unité du sujet et une philosophie de l’action, ouvre un champ du savoir au-delà des différentes formes d’empirisme, énoncées par E. Tourpe :

    ·         le positivisme des seuls faits (Comte) fondés sur l’expérience ou la ratio,

    ·         l’empirisme de l’expérience sensible (Bacon, Hume),

    ·         le rationalisme dans la démonstration logique (Diderot),

    ·         l’empirisme  logique (cercle de Vienne avec la pensée de Carnap) où dominent la logique mathématique et la vérification par l’observation. Toutes les sciences y sont réduites à l’application d’un formalisme logique universel.

    Pour M. Blondel, loin de vouloir annuler le rôle des données et des concepts, l’acte de la connaissance de l’homme est porteur d’une profondeur que traduit l’’action de la pensée pensante’  comme un accomplissement de l’homo faber, ce que partage M. Polanyi pour qui il s’agit d’une participation de l’être pensant. De ce fait, la mise en exergue chez ces deux philosophes d’un réalisme intégral dans un lien fort au concret conduit à mieux appréhender l’équilibre cognitif entre l’être et l’esprit au-delà du cogito cartésien ; ils partagent aussi le souci de l’unité du réel comme tout, tel ‘ le « monde [blondélien] comme une tunique sans couture » où la singularité de tout être original reflète l’ordre universel dans le réel concret’.

     E. Tourpe exprime l’être pensant comme une ‘intelligence qui aspire à l’être total et vise le concret intégral [dans l’] élan ontologique de la « pensée pensante »’ ; en elle, l’esprit est le ‘lien ontologique (vinculum substantiale) au cœur des phénomènes, dans le sens de l’accueil d’un donné à la connaissance’.  Dans son acte de connaitre, le sujet, stade suprême cosmique, conjugue l’élan de sa pensée à son acte de liberté qui lui donne de transcender l’univers. C’est de cette liberté comme conformité à soi, éloignée d’une ‘détermination rationnelle au bien selon l’entendement cartésien’, dont il s’agit ici, en écho à la vision de Bergson qui la voit comme ‘une poussée vers l’avenir’. On retrouve cette liberté de l’homme – ‘microcosme’ chez Polanyi : elle est ‘née de la nature vers un accomplissement qui la transcende’. Le ‘viniculum’ blondélien constitue, dans son invisibilité et son rôle substantiel, comme le lien entre notre destinée et le poids réel des choses ; il donne ‘consistance à l’être de manière cachée à l’intelligence’.

    Ce parcours permet déjà de réaliser combien l’intelligence est débordée par la surabondance du réel. La connaissance ne produit pas la réalité mais voyons plutôt comme s’établit leur lien.

    2. Dans la co-naissance : relation et don »

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