• 2. Dans la co-naissance : relation et don

                                          II.            La relation et le don au sein de la connaissance 

     

    La place de l’être dans l’acte de connaitre invite à approfondir la nature du rapport sujet-objet. Y-a-t-il autre chose à chercher que la régularité visée par le scientifique rationaliste ?

    L’importance des interactions parait émerger d’éléments scientifiques depuis le XXème siècle mais aussi dans l’univers comme cosmos chez Blondel et sa ‘pensée cosmique [où] chaque réalité singulière renvoie à toutes les autres’ dans une complexité qui participe à l’Unité subsistante.

    Au-delà d’une ‘com-préhension’ – forme de position conquérante depuis l’extérieur de l’objet – du tout de la réalité, comment interpréter la complexité en regard de la consistance de l’univers ? Pourquoi ne pas reconnaitre des contributions respectives sujet-objet dans la connaissance ? De plus, leurs êtres ne se révèlent-ils pas selon une réciprocité porteuse de sens ?

     

    II.1           Dans la connaissance comme relation, la place de la valeur, du fondement et du sens 

     

    L’analyse du rapport entre le sujet (le connaissant) et l’objet (le connu) de la connaissance conduit à mieux cerner la nature de la relation qui est en jeu. La microphysique – où les ordres de grandeur côtoient la constante de Planck - a particulièrement mis en avant les interactions entre eux. Pour le philosophe S. Lupasco , il s’agissait de dépasser un ‘conflit dualistique structural entre l’objet et le sujet’ considérés dans des monismes exclusifs ; ce mode de rivalité qui conduisait à un choix pour l’un ou l’autre était en retrait d’une saine distinction non –fusionnelle que favorise une vision positive de l’altérité (cf. III.3). Le monde de la phénoménologie permet d’éviter l’écueil d’une vision du connu dans un rapport de forces, telle qu’induite par une domination cognitive.  T. de Chardin invite à réfléchir à la valeur du créé : ‘Ni déterminismes de la Matière et des grands nombres [ : ]  hasard et cécité du Monde ne sont qu’une illusion’ : un éclairage instructif face aux Big Data d’aujourd’hui dont les structures seules ne sauraient constituer des piliers de la connaissance humaine en occultant la consistance des êtres. Il a exprimé aussi, que, loin de ‘rejoindre la Matière pour se fondre en elle’, est prôné un approfondissement pour une meilleure compréhension de la souveraineté de l’homme sur le cosmos.  Pour sa part, G. Tanzella-Nitti exprime également comment échapper à une réduction spiritualiste du monde : ‘la vérité des choses appartient aux choses elles-mêmes et pas seulement à notre esprit’, rejoignant ainsi sur ce point  les visions de Planck et Einstein mais aussi la philosophie réaliste de Blondel d’une liberté humaine située en-deçà de  la vérité de l’être. De plus, ceci contribue à s’extraire d’un idéalisme - à l‘exemple d’Heidegger où le rapport aux choses est uniquement inhérent à une relation technique dénaturante (‘gestell’), d’autant qu’il aboutit à une ostracisation de la technique ce qui s’avère préjudiciable au dialogue interculturel.

    Cette élaboration de la connaissance ne s’effectue pas à partir d’un monde qui serait un matériau à la disposition du sujet. Au contraire, le connaissant ‘assume en lui le monde et l’aide à prendre figure’ de manière à ce que l’autoconnaissance [du sujet] n’est pas seulement suscitée du dehors par l’apparition de l’objet mais par la médiation du monde’. Autant d’expressions de l’axiologie du créé qui entrent en résonance avec une phénoménologie ouverte au mystère.  Se dégage alors un champ épistémologique qui dépasse la superficialité de l’empirisme. H. U von Balthasar décrit ainsi la connaissance qui, non seulement ‘dépasse la sensibilité’ mais surtout donne place à une ‘relation entre l’apparition et l’essence’. Ce mode onto-phanique (cf. IV/3) n’occulte pas la gratuité inhérente à l’essence et précieuse pour sortir du domaine ambiant de l’utilité : ‘l’apparition s’esquive  pour laisser apparaitre l’essence ce qui conduit au mystère de l’universel et du particulier’. Pour mieux saisir cette dynamique vivifiante, le théologien présente ‘l’homme singulier à l’intérieur du concept universel de la nature [comme] la réalisation de la personne singulière [car] l’humanité ne s’exhibe que sur le mode de tel homme concret’.  Ceci exprime que la personne dans sa singularité renvoie à l’essence qu’elle incarne : la nature de l’être-homme et la vie  de l’espèce s’interpénètrent. La dimension de mystère se manifeste dans l’unité inexplicable en chaque homme et sous la forme de la ‘nouveauté comme source inépuisable de science et de contemplation’.  Von Balthasar poursuit en orientant vers le ‘vivant de la vérité’ du créé, adossé à une métaphysique de l’être en tant qu’objet de l’intelligence ; en revanche, le concept, comme unique ancrage du savoir, est très en retrait face à cette approche intégrale. La connaissance balthasarienne   est porteuse d’un sens intérieur sur fond de principes ontologiques de la nature – plus riches qu’une monadologie leibnizienne unifiant toutes les savoirs ou qu’une énergie plotinienne devenue le cœur du réel – et du ‘sens total des choses’. En revanche, G. Bachelard dans son épistémologie parait s’arrêter à ‘vivre l’être dans son immédiateté’ sans en accepter la contemplation ; il manifeste ainsi sa distance vis-à-vis des repères ontologiques. Pour sa part, Polanyi insistait sur une ‘pré-compréhension intérieure d’une réalité cachée qui engendre le désir et en guide la découverte’ : ainsi, se dévoile un nouveau sens caché qui rapproche du monde surnaturel.

    La progression effectuée dans la relation sujet-objet rend le connaissant plus ‘informé par le monde’ et ‘avec une mesure de la conscience plus englobante’ de telle sorte que le ‘sujet s’aligne sur le sens total des choses’ et participe par sa ‘parole décisive pour la constitution de la vérité du monde’. Nous nous rapprochons d’une féconde cohésion de sens entre les entités intramondaines.

    Après Pythagore,  pour lequel la signification des lois de la nature était dans l’harmonie des nombres, le contexte épistémologique s’est centré sur les mathématiques avec Galilée, Newton et Leibniz avec lesquels les raisons de la vérité se réduisent à une nécessité logique exprimée par des formules. Avec les axes vus précédemment, se profile une unification concrète cosmique où l’historicité du monde s’appuie sur l’ontologie (cf développement en IV /2 et IV/3) : il y a un ‘enfouissement de la perception dans l’intériorité du concept universel et vers la plénitude concrète de la perception’. En ce sens, la liaison entre la perception et la science montre la vanité d’une opposition entre le champ scientifique et la philosophie. De même, pour A. Goldman, le monde cognitif est composé de perception, de lien causal et de mémoire ; cette dernière, dans sa contribution à l’interprétation, est nullement une ‘attente de correspondances dans la régularité avec une structure physique donnée d’avance’ tel que retrouvé avec le schéma d’une machine. Fort de cet éveil, on se rapproche de la mémoire bergsonienne en tant que détermination fondamentale de l’esprit sans céder une représentation matérialiste de son rapport au cerveau : la ‘mémoire est  une synthèse du temps sans en fusionner les moments’, évoquant  la richesse de la ‘pensée pensante’ (cf. I.6.3).

    L’intelligence analytique est une réduction du savoir par oubli de la perception de la qualité des réalités. Elle peut induire une négation de la beauté et de l’être des choses, ce dont nous prémunit une connaissance concrète du monde. Au sein de cette concrétude, le sujet est marqué par le ‘caractère de beauté de l’objet’ ; toutefois, il s’agit d’éviter l’écueil d’un esthétisme  confiné à ‘une pureté abstraite qui engendre de la satiété et du désenchantement’. C’est d’ailleurs dans la relation entre la pensée et le réel qu’apparait la vérité : cette exigence dépasse le réalisme bachelardien qui reflète seulement une cohérence de modèles – par exemple entre la géométrie euclidienne et celle qui ne l’est pas -  selon un ‘vecteur épistémologique [allant] du rationnel au réel’. S. Lupasco analysait cette vision bachelardienne  du réalisme comme étant ‘inspirée par des relations abstraites’ selon une ‘épistémologie symbolique’ : Bachelard mentionnait une ‘dynamique  qui donne, selon une cohérence abstraite, plus que le plan du possible’, ce que Lupasco résumait à un ‘positivisme des lois mathématiques au lieu de celui du monde empirique’.

    Devant une technologisation exagérée, Dostoïevski ne préparait-il pas déjà à saisir la ‘subversion entre le sens et la puissance’ qui s’opère quand on oublie ‘leur incommensurabilité’?  N’est-ce pas, en particulier, un signe du risque d’un contrôle exercé sur la nature et sur autrui au nom d’une rationalité instrumentale ? Plus récemment, la démesure de puissance et ‘d’intelligence’ des ordinateurs ne contribue-t-elle pas à entretenir un anti-spécisme (cf. I.4.5) qui dénie toute frontière entre les milieux inerte et vivant ?

     

    II.2           Dans la connaissance, une relation de service 

     

    Outre la connaissance plus courante où interviennent plus directement les deux acteurs, voyons la place occupée par le mode indirect: le témoignage n’est-il pas une manifestation en profondeur de l’intersubjectivité comme le développe P. Marin ? Ce champ de connaissance sous le mode de la transmission est aux antipodes d’une survalorisation de l’individu telle que prônée par la société médiatique qui reflète ce que  B. Pascal dénonçait comme le ‘moi, injuste centre de tout’ : en effet,  des récits d’expérience ne sont que des compte-rendus de faits précis qui nous confinent à être ‘spectateurs du monde’. En revanche dans le témoignage, le sujet se découvre face à l’altérité   comme un être de parole dont le sens se situe dans ‘un lien à la vérité : le témoignage authentique ‘atteste d’une intention et d’une inspiration’. Plus précisément, ‘le témoignage  dit ce qu’un sujet ne sait pas dire’ : il se situe donc au-delà d’une parole maitrisée ; c’est comme s’il nous traversait. Alors, se trouve rejointe la créativité  que manifeste la connaissance par la langue, l’art ou la poésie. Cette authenticité de sens de la connaissance  refuse le ‘mirage d’une possession du monde dans un axe stratégique et sélectif visant à la seule performance et résultant d’une « production d’expertises » (Proust cité par F. Merlini)’. En effet, le pôle fonctionnel qui néglige le monde signifié met l‘accent sur une ‘nature segmentée, hyperspécialisée et hypertechnologique de la réalité’. Par contre, la ‘figure du Maitre’ dans son ouverture à l’objet et aux ‘leçons de la réalité’ invite à une relation d’intériorité (cf. III.5), dont la croissance relève bien plus d’une éducation à l’écoute (cf. III.2.2) que d’une accumulation de compétences opérationnelles recherchées par un ‘savoir du management qui est une forme d’annulation de l’altérité’.  Avec le ‘Maitre’, on mesure alors combien l’acte de connaitre manifeste, dans son authenticité, une disposition à rencontrer la réalité existante. La motivation profonde dépasse le seul désir personnel ou l’appétit, formes d’insatisfaction du sujet, en recherche d’une proie à saisir. La plénitude du connaissant à laquelle nous introduit le théologien suisse est de prendre la ‘mesure de ce qui est à la portée de la nature connaissante [en vue de sa] béatitude’. Cette quête conduite par l’intériorité se concrétise dans le service où ‘l’objet [de la connaissance] pointe dans l’espace du sujet pour la possibilité de poser un acte [authentique] de connaissance’. Cette attitude traduit une disponibilité à reconnaitre à la connaissance une source et un sens intérieur dans un service ultime de la vérité. Y participe la découverte du sens du seuil et de la limite – constitutive de la société et de la culture – au cœur d’une éthique de la ‘non-puissance’.  A contrario, une technique coupée de sa signification éthique et comme absolutisée brouille, par la dispersion et la division, les relations et produit un ‘orgueil souterrain’ en écho à la logique ambiante de consommation. A l’excès, elle conduit l’homme à l’absurde dans une illusion d’éternité. Cette dérive dans une omniscience est une fermeture à l’a[d]venir car elle refuse l’imprévu ; en revanche,  une connaissance vécue comme un service évite cet écueil. L’analyse de la vision polanyienne par P. Bourdon resitue la place des méthodes et des outils cognitifs en tant qu’orientés vers un but et selon des principes opérationnels ; en contraste, la relation se manifeste dans l’engagement du chercheur.

    L’engagement se caractérise par sa composante tacite dans la relation cognitive : il est le fondement de l’explicitation par le langage et s’exprime via le corps. L’homme dans la connaissance réalise un équilibre entre la précision explicite et la profondeur tacite, ce que le monde animal amorçait déjà avec ses facultés primitives au-delà des règles explicites.  Cette participation de l’homme à l’acte de connaitre est un service pour la liberté ‘toutes les puissances de la personne sont investies pour la saisie de la réalité’ : sont impliqués les registres de la compétence – en tant que maitrise  des moyens de jugement – et de la responsabilité en regard de la totalité de la réalité. La fin de l’acte cognitif ouvre sur le tout, jamais atteint, qui donne sens dans l’approche holistique (cf. IV.1).

    K. Kiyimba précise que l’engagement au sens polanyien intègre une compétence opérationnelle sur fond de responsabilité.  Ce même thème se retrouve dans un rapport du GEE : un accent tout particulier est mis sur un risque d’opacité de machines [deep-learning à partir de Big Data]  qui ‘auto-apprennent de nouvelles stratégies [privant l’homme de son] discernement critique  [quand] les data mises en œuvre peuvent ne plus être accessibles’. Après avoir rappelé que ‘la responsabilité morale est humaine’, le sujet relatif aux robots autonomes met en perspective l’absence - induite et non souhaitable - du sens de la participation humaine : en raison d’une ‘exécution de leurs tâches sans être ni  dirigés, ni supervisés par l’homme’,  cet angle de la robotique corroborerait à des systèmes technocentrés dont un contrôle signifiant par l’homme pourrait être rendu caduque. Un autre exemple de responsabilité dans le développement et la commercialisation de produits de la nano-médecine me parait significatif: en effet, comment garantir que des implants cérébraux  n’enfreignent pas ‘l’intégrité corporelle et mentale de l’homme’, repère éthique également mentionné par le GEE ? A ce titre, mesurons combien la liberté s’enracine dans l’intention : par exemple, une personne, ayant un handicap mental et doté d’implants configurés selon une technologie conduite par des résultats comportementaux du seul registre utilitariste ou individuel, est-elle garantie de conserver son vouloir orienté vers le bien et son sens du souci de l’autre ? 

     

    Au-delà de l’analyse produite par un savoir déductif, l’attitude de service donne au sujet de récupérer sa véritable liberté dans laquelle il ‘acquiert sa propre mesure’. L’étroite interaction entre le connaissant et le connu se déploie dans une co-présence :

    ‘Sans la présence d’un objet dans le champ de sa réceptivité, le sujet demeure  incapable de faire passer à l’acte ses possibilités de connaissance  […] ; c’est seulement quand  de l’étranger  entre dans l’espace du sujet que celui-ci se réveille : en même temps qu’au monde il devient présent à lui-même’. Ainsi, nous sommes aidés pour mesurer l’importance de la réceptivité, condition d’un accueil de la réalité des êtres avec une fécondité inouïe : ‘l’étant [cad l’être dans son existence] montre une plénitude toujours plus grande que ce qu’attend le sujet connaissant’ … sans toutefois que l’essence du connu soit pleinement dévoilée (cf . IV).

    Cette vision d’intimité réciproque – sans être nécessairement symétrique – entre les êtres fait écho à ce que P. Claudel nommait la ‘co-naissance’ – et repris par U. von Balthasar mais aussi Ph. Gagnon. Pour T. de Chardin, ‘les objets et les sujets s’épousent  et se transforment mutuellement dans l’acte de la connaissance’. Polanyi s’attache à une conaturalité signifiante du sujet avec l’objet ; pour lui, elle se manifeste dans un degré d’engagement en lien avec le niveau d’être selon une hiérarchie appelée ‘ultrabiologie’ qui met en exergue en particulier le sens du libre-arbitre. Cette place accordée à la conaturalité confirme également notre confiance en nos capacités de connaitre en intégrant la reconnaissance d’un ordre. 

    Pour compléter l’approfondissement de la relation de connaissance qui requiert une pluralité pour ne pas achopper sur la fusion, il convient d’insister sur ce rapport sujet-objet en vue de la construction d’une unité. Ceci est une base pour le lien constitutif entre chaque domaine du savoir : à partir de là, peut se dessiner les conditions d’un dialogue inter-culturel bien au-delà d’une juxtaposition de savoirs ou d’une inter-disciplinarité limitée.

     

    II.3           Dans la connaissance, une visée de don ? 

     

    La civilisation technologique tend à privilégier les actions conduites par leurs fins pratiques. Pour ne pas céder à ce raccourci appauvrissant du monde du savoir, voyons comment la fécondité de la métaphysique est susceptible d’apporter un éclairage structurant.

    L’étymologie commune entre ‘naissance’ et ‘connaissance’ oriente, dans les deux cas, vers l’être nouveau  qu’ils manifestent et qui témoigne de son principe d’engendrement. Nous ne sommes pas en présence d’un banal produit matériel mais d’un être qui résulte d’un changement qui ne détruit néanmoins rien. En revanche, cet acte se termine dans une union sujet-objet. En vue de celle-ci, se mettent en place des dispositions : la réceptivité du sujet qui ‘laisse-être ce qui se montre’ et l’attente d’une manifestation de l’objet dans l’espace libéré par le sujet. L’attitude du sujet dans ce service de l’objet et disposé à l’écoute fait écho à la voie ignacienne. U. von Balthasar évoquera cet échange profond comme un ‘pur cadeau [où] leur rencontre les révèlera l’un à l’autre, mais  en découvrant l’autre, chacun se découvrira lui-même, car c’est toujours et uniquement dans l’autre que la découverte peut se réaliser’. Une autre manière d’exprimer cette connaissance de soi grâce à la connaissance de l’autre revient à faire l’expérience de son essence, par analogie à la ‘co-naissance’ claudélienne. Pour les deux êtres en présence, l’intimité et la « liberté » sont à l’honneur : il ne s’agit nullement de prétendre épuiser la ‘potentialité de la nature’ comme nous le suggèrent des ‘virtualités de la vie plus riches que leurs expressions au dehors’.  L’intime profusion des êtres nous oriente vers leur mystère que refuse les courants scientistes ou exclusivement rationalistes pour lesquels tout le possible est réalité et tout objet réductible à des équivalences numériques. D’autres voudraient réduire cette dimension à une simple énigme alors que le mystère dépasse la raison par excès de sens : il est comme un miracle qui révèle la vérité intime de l’étant.

    Pour l’homme, la conscience de l’ancrage du don peut préserver des situations actuelles de ‘burn-out’ où se vit une auto-exploitation sans limites qui] mène à l’épuisement. Nous commençons alors à mieux distinguer  que l’être est plus que ce que l’on peut en saisir , avec des provisions de sens constamment renouvelées.

    Nous avons ainsi parcouru, dans le registre de la connaissance,  une progression à partir d’un monde ambiant de consommation où la modalité de l’échange tend à laisser pour compte les plus faibles et où l’avoir tend à supplanter l’être. Le double mouvement – se donner et se recevoir – est porteur d’une autre logique qui contribue à un savoir respectueux des entités en présence. De plus, la donation prend une amplitude supplémentaire quand elle renonce à une dette en retour : elle est signe de gratuité et invite à une surabondante générosité. La connaissance apparait donc comme étant une disposition de l’intelligence à l’égard de l’étant et avec la volonté de se livrer dans une ouverture à l’autre. Dans ce don vécu librement, le regard du sujet demeure bien concret comme le rappelle P. Ide dans son analyse de la pensée de H. André où prédomine ‘un désir de proximité avec l’étant en sa singularité ineffable’.

    Dans ce contexte, ce philosophe aimait à signifier ‘le caractère oblatif de l’être créé et surtout chez l’homme à son sommet’. Ainsi, en antagonisme au ‘com-prendre’ qui peut signifier une domination absorbant l’autre, P. Ide dans son commentaire insiste sur le mouvement entre la donation de l’être et le consentement de l’esprit : ce dernier va ‘à la rencontre de la totalité concrète du réel qui se donne’ dans un engagement personnel au-delà de la seule intelligence –telle qu’entendue conventionnellement -  en ‘se disposant au réel et le recevant dans une adhésion aimante’. H. André en voit comme une préfiguration dans la photosynthèse des plantes pour lesquelles ‘l’énergie emmagasinée [constitue comme] une appropriation qui honore la puissance innovante du donateur’. Nous pourrons en retrouver un écho chez Bergson où l’aspiration de l’intelligence (cf. III.2.3) apparait comme étant de l’ordre du consentement.

    F. von Baader exprime toute la puissance du ‘connaitre comme une naissance’, dont on pourra voir un écho dans la pensée d’A. Forest : ‘dans l’acte de connaitre, la contemplation et l’action s’unissent au cœur de l’homme intérieur [… pour] la naissance à une vie plus vraie’. En regard d‘un explicationisme focalisé sur  l’élémentaire ‘plus profond en-dessous’ des choses, quel contraste à se laisser éclairer par la ‘zone lumineuse de la nouveauté vers le plus intérieur de l’âme’ ! Ce qui est fondamental ne doit pas être confondu entre les besoins de l’analyse scientifique et ceux relatifs aux niveaux de l’être comme le signifie Haught : ‘Les éléments de l’expérience ne sont pas les données de base de la réalité’. Dans le cas contraire, on réduit la culture au seul caractère tangible des objets. En revanche, dans une connaissance authentique, il revient à l’homme de ‘créer ou organiser de l’énergie matérielle, de la vérité ou de la beauté’: un chemin de bienfait où se trouve confirmée la place primordiale du savoir parmi les opérations vitales.

    Sans s’arrêter à la mission particulière confiée à l’homme dans la transmission à travers le don, H. André en développe aussi le sens dans le monde floral  : ‘la fleur se donne à la vue par sa lumière  et à l’odorat par son effluve [ ; il s’agit d’une] donation de soi mais sans perte [qui serait un anéantissement jusqu’à sa disparition]’, manifestant ainsi l’intégrité de la fleur dans son harmonie. Il est favorable à une ‘super-finalité’ qui, sans être adverse à l’adaptabilité centrale chez Darwin, la dépasse dans un surcroit de finalité : l’exemple de la fleur dont la couleur outrepasse l’utilité apportée à l’orientation des insectes.

    Dans l’ensemble de l’œuvre de H. André, une présence rendue consistante à travers le don est avérée non seulement dans l’univers vivant – tel le monde des fleurs – mais aussi pour le cosmos dans sa totalité comme l’écrit P. Ide : ‘le chant choral et responsorial de la planète à son étoile’ comme une ‘correspondance sponsale entre la lumière et la terre’.

    Nous voici donc déjà bien introduit au mystère  de la connaissance à partir de la donation réciproque du connaissant et du connu. Avec ce regard de relation cognitive, le savoir  lié à la vue – dont l’étymologie ‘oida’ est commune à Œdipe – est dévoilé : en effet, celui-ci tend à nous ravaler au ‘rang d’esclaves de pulsions primitives irrationnelles [signant] une victoire de la nature sur l’homme’ et à ‘objectiver et tenir à distance l’objet’. O. Rey nous aide à identifier ainsi l’empreinte d’un imaginaire régressif transhumaniste qui entrerait en résonance avec un consumérisme où ‘les êtres [sont] rendus infirmes par la technologie-même’.

     

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