• 4. Connaissance : croisement avec la métaphysique

                                        IV.            La connaissance et la métaphysique de l’être 

     

    L’approche de H. André permet de dépasser des conceptions du cosmos qui ont montré leurs limites : le matérialisme de Démocrite – où ‘tout n’est que pluralité et inconscience [qui] appauvrissent les êtres selon une énergie sans figure’ - ou les idéalismes de Platon ou de Leibniz. L’œuvre d’H. André met en évidence les limites foncières des savoirs rationalistes, et suggère ce qui lui succédera, à savoir la vision teilhardienne de la ‘Recherche […] pour savoir et être plutôt que pour avoir’. Pour leur part, les découvertes du XXème siècle en physique et en biologie ouvrent à des modalités d’interprétation renouvelées dont la fécondité et la fidélité au réel dépassent le seul acquis d’une surabondance quantitative d’informations – telles les ‘Big Data’. Elles orientent vers une vision globalisante : l’interdisciplinarité mais plus encore la transdisciplinarité peuvent contribuer à une métaphysique renouvelée de l’être.

    De plus, l’étape de la connaissance par l’image balthasarienne (cf. I.3) ne nous prépare-t-elle pas à approfondir l’être dont l’image est une interprétation ? En effet, l’image peut ‘en révéler la profondeur, en fournir un concept sans être la profondeur-même’ de l’être signifiant et dépassant l’imagination.

    Comment envisager une connaissance de la totalité de l’être sans porter atteinte à son mystère ?

    Comment préciser le rapport entre d’une part la perspective de communion inhérente à la connaissance dans son authenticité  et d’autre part le sens-même de l’altérité ?

     

    IV.1        Incomplétude et niveaux de réalités 

     

    T. Magnin nous aide à orienter le regard au-delà d’apparentes contradictions logiques en s’inspirant de l’hylémorphisme d’Aristote et en le réactualisant.  Ainsi, le tout au-delà de la somme des parties fait écho au phénomène d’émergence tel que relaté en philosophie de la nature et qui rend compte du changement de l’essence et de la matière des choses. Ceci ouvre aussi à l’horizon des interactions entre le sujet et l’objet telles qu’observées en physique et en biologie contemporaines ainsi qu’à l’interdisciplinarité selon M. Polanyi pour lequel un ‘niveau (ex. mental) du phénomène  dépend d’un autre (ex. biologique ou neurophysiologique) sans s’y réduire’ : une voie de sortie face au monisme qui réduit la réalité à un seul niveau de réalité s’exprime ainsi. La vision cosmique polyanienne se caractérise par une émergence de la connaissance ‘suscitée par un principe de différenciation et de personnalisation’ vers une histoire de liberté : sa métaphysique oriente au-delà du seul immanent et intègre la pertinence de la cause finale. Il nous guide vers une critique de la vision objectiviste laplacienne : au lieu de tout voir selon une logique cause-effet en vue d’une prévision totalisante et de considérer les data comme globalisantes, il suggère de distinguer une alternative à un prétendu choix binaire entre logique et irrationalité. Ceci s’inscrit dans une reconnaissance de la nature métaphysique de l’objectivité au lieu d’un relativisme quasi-magique (cf. le dadaïsme anarchiste de Feyerabend). Le regard peut alors se porter, au sein de la connaissance tacite polanyienne (cf. III.4), sur l’interprétation en lien avec l’expérience du connaissant en intégrant :

    ·         une participation personnelle par l’expérience où se manifestent la cohérence et la pertinence,

    ·         une intelligence non formalisée,

    ·         une vision et une passion intellectuelle comme guides

    en vue d’accéder à la ‘réalité vraie à l’intérieur d’une structure interprétative’ où s’exerce le jugement. Ceci met en lumière :

    ·         la relation au corps qui contribue au jugement de type axiologique, ce qu’un savoir robotique du monde réduit à des data et sans capacité holistique ne peut apporter. Ceci permet de mieux comprendre la limite d’une épistémologie de connexions logiques comme le propose Reichenbach avec sa ‘reconstruction rationnelle’ (cf. I.6.3 avec la position de Carnap),

    ·         le leurre du seul appui des Big Data où la symbolique des mathématiques pures voudrait alors contourner la complexité en occultant l’expérience,

    ·         les limites d’une science réduite à ‘un montage occasionaliste’, à l’exemple des nombreux présupposés de la physique théorique ; comme le précise O. Henri-Rousseau dans son analyse épistémologique, ‘les théories thermodynamiques, électromagnétiques, de mécanique quantique, de physique statistique, de la gravitation ou cosmologique font appel à plusieurs dizaines de postulats indépendants’. 

    En effet, l’expérience en nous invitant à un ‘nouveau regard sur la nature de la réalité’ est une clé de compréhension de la nature sans pourtant la déterminer. Elle fait partie intégrante de notre éducation en tant qu’élaboration d’une connaissance latente où s’approfondit un ‘contact avec la réalité, comme monde expérimenté, avec des significations plus profondes dans le futur’. La connaissance est alors conduite par l’objectivité, la rationalité, la vérité ainsi que par le rôle du connaissant guidé par les heuristiques scientifiques que sont la beauté d’une hypothèse  ou d’une théorie vraie et la passion intellectuelle.

    Cette anthropologie nous révèle aussi que le caractère holistique de l’intelligence humaine se distingue de la combinaison exponentielle inhérente au monde du hasard, forme d’‘obéissance encadrée par les archétypes numéraux’ (Ph. Gagnon) qui rappelle la contemplation des Idées chez Platon et l’approche  pythagoricienne.

    Nous retrouverons ici le rôle clé d’une ‘intrication universelle’ qui serait comme une toile de fond de l’univers. Ceci évoque l’expérience d’A. Aspect qui manifeste le paradoxe Einstein-Podolsky-Rosen (EPR) par une non-séparabilité selon une ‘communication supraluminique’ : un système de deux particules a un comportement global, révélateur d’une physique quantique foncièrement holistique dans sa structure. De même, en physique des particules, une impossibilité physique de dissocier les hadrons de leurs quarks élémentaires traduit un ‘confinement asymptotique’ du fait d’interactions fortes par des gluons : une prééminence du tout sur ses constituants qui s’effacent se dégage donc aussi dans ce champ de la physique théorique.

    Pour mieux appréhender la contemplation, il s’agit d’aller au-delà de ce que Platon enseignait comme étant un renoncement aux sens et à la conscience mais aussi d’échapper à ce qu’elle serait prétendument selon Nietzche opposée à la passion de la connaissance. J. Barbier dans son étude de Bergson nous apprend qu’elle est ‘une   connaissance instantanée, joyeuse et gratuite de l’objet’. Sans l’opposer au registre de la démonstration par étapes dans l’univers cognitif, Bergson précise qu’elle est en relation avec le beau dans une recherche  de vérité et incite ainsi à créer.  Elle dépasse le contexte esthétique de la nature que met en avant l’approche de Schiller comme appui à l’éducation humaine ; elle nous porte aussi plus loin que ce que J. Maritain décrivait comme une ‘source d’inspiration  et orientée vers une imitation’. La pensée de Bergson est précieuse pour éclairer  le champ herméneutique de la contemplation vue comme ‘l’interprétation réussie d’une réalité pour jouir de sa beauté’ où se jouent, pour le sujet,  la découverte d’une vérité et, pour l’objet, l’incarnation d’une réussite. Le caractère de ‘réussite’ ne signifie pas que ce soit terminé, ce qui évoquerait un ‘sujet dominant totalement dans l’intellection et fabriquant une réalité entièrement maitrisable’ aux dépens de la fécondité de l’altérité authentique entre connaissant et connu.  Cette herméneutique ne justifie pas davantage d’inventer valeurs et sens en omettant de considérer la contemplation comme première :  le sujet inspiré par la beauté expérimente une réceptivité – écoute du langage du monde – qui précède sa créativité sur fond de sens et de beauté.

    Revenons à Polanyi qui insiste sur l’articulation en l’homme des deux niveaux de réalité que sont l’esprit et le corps. De plus, pour lui, la nouveauté dans l’être résulte de la réceptivité du niveau émergent à partir du niveau inférieur qui constitue son enracinement. L’ultrabiologie de Polanyi manifeste différents niveaux d’être – relation au milieu, dialogue, idéaux directeurs – dans une ouverture transnaturelle vers l’ultime degré de l’être. La traversée des niveaux successifs contribue à la totalité du sens et à une unité de la connaissance ’hors des frontières disciplinaires’. Chaque strate de la réalité dans son irréductibilité ontologique – avec ses propriétés et ses lois – est contrôlée dans ses conditions aux limites par le niveau supérieur.  Ainsi, ‘l’émergentisme survenant’ s’exprime, par exemple, dans la possibilité des micro-évolutions résultant d’un substrat matériel requis pour le niveau supérieur (organisme, biotope) sans en déterminer les règles.

    Le philosophe S Lupasco a développé, au-delà d’une vue partielle de la réalité, la complémentarité entre l’actualisation et la potentialisation, illustrée mathématiquement en physique quantique par les relations d’Heisenberg et la probabilité portée par la fonction d’onde. Sa vision d’une ‘géométrie et d’une dynamique – dans le passage du potentiel à l’actuel - solidaires’ parait connexe à la philosophie de l’être de H. André (cf. IV/2) avec le devenir substantiel qui dépasse les propositions du positivisme et du pragmatisme dont le risque consiste en une vérité dont la signification soit simplement technique. Pour Lupasco, cette dynamique ‘acte-puissance’ ouvre à ‘une connaissance rigoureuse intégrale’. Il montrait à cette occasion les limites inhérentes à la technique davantage rapprochée d’une ‘connaissance pré-scientifique’ sous forme d’une synthèse rationnelle subjective ; d’ailleurs, les résultats de la démarche techno-scientifique actuelle sont des objets fabriqués selon la cohésion d’un projet. Pour Lupasco, ‘l’instrumentalisation de la technique en vue de plus d’automatisme’  manque le ‘flux cosmique des éléments naturels’ dans leur devenir. Un remède suggéré par Blondel consiste à questionner l’être pour mieux appréhender  les rapports entre les connaissances scientifique et métaphysique et sortir de la seule immanence du sujet. De plus, ce philosophe articule l’archè et le devenir comme l’écrit P. Favraux : ‘la conscience et la conception sont subordonnées à la pensée  d’un principe transcendant où nous puisons les ressources pour connaitre que nous sommes et pour reconnaitre aux autres êtres ce qu’ils ont de réalité en devenir’.

    Face aux contradictions contemporaines d’ordre logique, par exemple entre les physiques classique et quantique, Lupasco a introduit un principe d’antagonisme à la base de toute énergie ; de son côté, le physicien B. Nicolescu généralise ce contexte avec, entre les ‘niveaux de réalité’, une cohérence orientée vers une unité intégrant  la participation du Tiers caché, source de la connaissance et hors du temporel. Dans le domaine de l’astrophysique, G. Tanzella-Nitti exprime de manière originale  l’état quantique antérieur à la matière issue du Big Bang : ‘Il y a toujours quelque chose de donné, même dans les lois quantiques qui représentent l’extraction d’énergie depuis la géométrie du vide quantique’.

    Cette vision de niveaux de réalité peut donner lieu à une analogie avec le contexte des logoï, développé en I.4 qui constituent une amorce de la plurivocité de l’être ‘en étant en puissance et pas encore en énergie’. H. André à sa manière éclaire les liens qui peuvent être établis entre d’une part la matière - à contempler pas en elle-même mais en tant que forme qui la rend effectivement existante - et d’autre part l’être et qui attestent d’une absence de rivalité entre ces horizons; il nous rappelle que la métaphysique traite de l’étant en sa profondeur de manière complémentaire à la science qui traite de l’apparition de l’existant. H. André exprime le mode de réception de l’acte d’être par la matière comme une ‘encorporation’. Il insiste aussi sur la manière dont ‘les sciences peuvent bénéficier de l’éclairage de l’être, en tant qu’intacte lumière surintelligible [en vue du] sens plein du concret’.  P. Ide dans l’ouvrage sur la pensée de H. André ne manque pas de rappeler que cette vision philosophique qui ne renie pas la métaphysique apporte des ‘lumières nouvelles qui fécondent les sciences’ et que ceci corrobore à ce qu’ont exprimé des physiciens tels que  W. Heisenberg, A. Einstein et I. Prigogine malgré leurs positions parfois divergentes sur le statut du déterminisme.

    On pourra avec intérêt se pencher sur  le foisonnement possible à partir des niveaux de réalité et de la transdisciplinarité : ‘La réalité demeure avec des propriétés définies même si leur fondement est à un niveau plus profond ; [ce constat invite à] une redécouverte d’une interdisciplinarité [authentique cad] qui échappe à être rabaissée à une multi-disciplinarité  selon une ‘approche horizontale’ ; il s’agit de viser une méta-disciplinarité ou une transdisciplinarité [en écho à B. Nicolescu] qui soit une interdépendance ‘verticale’’ (Tanzella-Nitti). On pourra voir ici un rapprochement avec E. Pols pour qui ‘l’acte personnel de la connaissance [est] dans l’unification potentielle à un niveau supérieur  avec une perspective d’accomplissement’. L’interdépendance rappelle  l’expression de l’incomplétude qui traduit combien l’incertain est connexe à la connaissance mais aussi combien l’imprévisibilité du réel appelle à l’humilité.

     

     

    IV.2        Unification de la connaissance par la lumière de l’être 

     

    La connaissance-relation permet de mesurer combien le concept n’est rien en dehors de ce qu’il vise et sans lequel il meurt du fait qu’il y manque la ‘substance vitale’. Ph. Gagnon nous conduit ainsi à mieux appréhender la limite du cartésianisme qui tend à réduire la réalité à ce qui relève du sujet jusqu’à prétendre à une mesure de la vérité du fondement du connu.  Cette vigilance corrobore à l’approche intégrale du monde par T. de Chardin : le terme ultime de la substance cosmique requiert, outre la démarche analytique, une consistance synthétique des êtres. Par cette vision du cosmos où la personne humaine se situe dans une solidarité envers celui-ci, l’irruption de la conscience et de  la liberté en l’homme constitue une émergence qui est une véritable puissance de renouvellement du monde en ouvrant à l’être.

    M. Blondel a éclairé aussi la manière de rendre compte de la consistance – réelle et finale - cosmique par une ‘métaphysique de l’être où se se dessine le consentement à être par l’infini.

    En résonance avec ce souci d’authenticité de la nature, H. André insiste sur les indices de sens que porte le fond de l’être. Sa métaphysique de l’être conjugue l’unité et le devenir substantiel. Dans l’être se révèle la simplicité sans amoindrir la ‘multiplicité de modes d’être’(tropos).

    H. André, pour sa part, insiste sur l’articulation entre l’être dans son mystère et le devenir des étants : ‘Le mystère de l’être s’épanouit à travers une  descente philosophique […] et par la vision des choses terrestres dans leur devenir’. De plus, ce devenir dans la pluralité ne cautionne pas une pluralité de savoirs excluant une métaphysique de l’être car, comme le signifie P. Ide dans son commentaire : le ‘savoir, dans le respect de la diversité des champs épistémiques,  demeure un, d’une unité plus grande que toute différence, celle de l’être’.  L’être ne s’identifie pas au seul fondement mais embrasse l’unité et la pluralité. De plus, l’être englobe l’universalité du devenir de la nature et en assure l’unité sur fond de ‘gratuité lumineuse de l’être’. Ce service du monde vivant se réalise avec une finalité qui ne réfute pas mais enrôle le hasard darwinien : la lutte ne saurait constituer le principe du vivant. En effet, en référence à P. Ide, le principe d’amorisation   supplante une vision seulement adaptative ou de domination. En ce sens, une portée ontologique de la science peut être reconnue dans une convergence entre la philosophie  et la science quand cette dernière ‘opine tendanciellement vers une métaphysique de l’être’. Ainsi, se dissipe tout relent de rivalité entre ces deux domaines. 

    Déjà le physicien E. Schrödinger affirmait que les sciences montrent leur incapacité à dévoiler ‘la signification et la portée de la totalité’. Combien ce constat peut-il favorablement prolongé et approfondi : H. André nous ouvre à la lumière de l’être qui  préserve d’une conceptualisation qui prétendrait épuiser l’ontologie du monde telle que suggérée par la recherche de permanence ou de régularité par les lois mathématiques déterministes ou probabilistes. Ainsi, ce botaniste nous livre une vision unifiée, scientifique et métaphysique du savoir sur la nature. De la sorte, la raison s’épanouit dans l’unité de l’être. A ce titre, il est le vecteur d’une connaissance dans l’amour en vue de la vérité qui ‘consiste en l’indivisible, l’Un totalement inconnaissable’ (N. de Cues). A sa manière, H. André montrera le caractère central de l’amour dans l’union du connaissant et du connu où l’être-de-don est une unité à partir de la Source et selon une fécondité’ jusques dans le ‘mariage des couleurs’. Ainsi, le sens de l’être réside clairement dans l’amour.

     

     

    IV.3        Connaissance onto-phanique 

     

    H. André apporte un soin particulier à distinguer en l’être le fond (onto-) de l’apparition (phanique) sans jamais les séparer : en effet, l’être substantiel se constitue du dedans – dans un reploiement – et du dehors – dans un déploiement signifié, par exemple, dans la venue à la matière et comme une préparation à l’agir. Cette unité dynamique et intérieure sur laquelle le botaniste met l’accent montre son refus de dualisme : il s’agit d’une ‘union de l’acte avec la matière’ que l’on peut rapprocher de la métaphysique de l’être de G. Siewerth où ‘la figure et le fond constituent la substance’ en particulier au niveau anthropologique. Dans le registre végétal, H. André décrit la lumière et la couleur dans une œuvre féconde, à savoir la photosynthèse qui ‘célèbre l’union du ciel et de la terre’. Ceci permet de mieux mesurer combien l’essence et l’être participent à l’existence concrète pour une connaissance authentique qui ne fait pas l’impasse d’une positivité ontologique présente au cœur des choses. Ceci rejoint le réalisme gnoséologique de Blondel, à savoir que la place de l’ontologie traduit le mode d’être du réel comme indépendant de la conscience du sujet : le réel, indépendant de notre esprit, dépasse les conceptions que nous pouvons en élaborer. La pensée d’Aristote en était une amorce qui accentuait la finalité à partir d’une disposition à l’organisation. Pour G. Siewerth et H. André, la fécondité du devenir est combinée à l’ontologie. Cet angle d’approche du savoir constitue un approfondissement de la qualité au sens de Bachelard (cf. I.2.) puisqu’elle devient une manifestation de la profondeur de l’être.  Balthasar évoque l’ontophanie  comme une ‘ « expression » du plan intérieur caché’ pour mener vers un principe d’unité transcendant. La notion de ‘champ’, chez G. Siewerth, emprunté à la physique électromagnétique et corpusculaire, introduit, concernant les réalités plurielles, une  ontologie spatiale qui inclut le devenir au sein du mystère de l’être ; cette métaphore oriente aussi vers une unification des relations au milieu. Ce nouvel horizon évoque l’ouverture inhérente au don qui permet un ‘laisser-être’ des créatures. En revanche, le matérialisme et l’idéalisme décrivent l’existant sans toutefois atteindre la profondeur du devenir substantiel de la nature comme le permet l’enveloppement ontophanique que Blondel qualifie d’« implicite enveloppant ».   

    L’être et son mystère échappe à l’irrationnel et à l’absurde en étant porteurs de grandeur et de sens au-delà de la seule manifestation ; il se caractérise comme un ‘surcroit de lumière inaccessible à l’intellect’, pour lequel le logos constitue une ouverture dans une ‘rationalité métaphysique hors de la raison calculante […] pour un excès d’être et d’intelligibilité’. Ce surcroit permet d’éviter à l’ennui de s’immiscer dans la connaissance. Le mystère assure ainsi une médiation entre l’étant et l’être. Il n’est pas de l’intellectuellement obscur, à la différence du mythe, mais une source de lumière comme principe éclairant qui m’englobe [… et exprime] l’intelligibilité d’un passage du temps à l’éternel’ : au cœur de la pensée de S. Weil, il permet d’aller de l’étant à l’être. Nous nous rapprochons alors des niveaux de réalité (cf. IV/1) par le terme de ‘mystérial’ de J. Lacroix qui concerne l’émergence de niveaux d’êtrequand la pensée n’est pas abandonnée à la marche horizontale de l’explication’ mais  ouverte à la contemplation  qu’on pourra rapprocher d’une quête d’idéaux au sens large chez M. Polanyi ou de la philosophie de la nature de H. André.

     

    IV.4        Connaissance et inconnaissance  

     

    Comment se dessine la responsabilité de l’homme d’être la voix de l’univers qui est sans parole claire ?

    La communion du singulier et de l’universel en vue du tout et en harmonie dans le concret comme l’exprime la pensée de M. Blondel ne contrarie pas le voilement de l’être dans sa totalité : aucune connaissance n’arrive à sonder l’ultime fond. Comme l’écrit Ph. Gagnon, une ‘connaissance englobant fictivement la totalité [du connu] [manque une ressaisie] du réel avec le langage des choses comme plénitude d’expressivité des formes où se dégage la priorité du logos’. En revanche, dans l’humilité d’une connaissance authentique, la nature et l’esprit ne sont ni dans un rapport dévastateur de domination ni dans un ‘rapport d’union de l’autre au sein du même où se modifie chacun’ mais, au contraire, de manière suprême ‘dans une altérité vue dans l’unité supérieure de l’être’.  N’est-ce pas ce que Bergson exprimait dans le contraste fort entre la ‘simplicité de l’objet et la complication des positions sur l’objet [où] la nature est vue comme un assemblage selon un plan très compliqué’ ? La voie de l’altérité inspire de ‘vivre en acte le pacte entre l’esprit et l’univers’. Dans la pensée de H. André, ‘l’homme est inséré dans la nature […] l’homme n’est pas seulement celui qui pense l’arbre mais qui l’accomplit’ : l’humanité porte à son terme la nature par une intériorisation – amorcée dans une part du monde animal (cf travaux de Von Uexküll cités en I.1). Dans la lignée d’Aristote et de manière approfondie, ’se demander si l’homme fait corps avec la nature ou s’il y est simplement juxtaposé sachant que l’humanité s’offre au sommet de la vie non comme une fleur piquée dans un bouquet mais comme la fleur qui nait en son temps sur une plante vivante’ (Sertillanges). Ces éléments contribuent à une meilleure prise de conscience d’une écologie globale sans anthropocentrisme excessif.

    De manière plus large, la création toute entière chemine vers son accomplissement que le ‘carpe diem’ utilitariste, techniciste et épicurien semble vouloir effacer. Des formes de scientisme déshumanisant la vie mais aussi des philosophies existentialistes tendent à refuser le caractère métaphysique de la mort ; pourtant, le lien de la mort  avec les racines profondes de l’être  amène à insister sur l’unité de l’être. ‘La mort en tant qu’amour manifeste une sortie de l’absurde [en vue d’]une nouvelle possibilité d’être’ (Ratzinger).

    L’inaccessibilité  ontologique et gnoséologique à la raison humaine manifeste en nous la conscience des abimes d’inconnaissance reprenant l’adage socratique ‘nous savons juste que nous ne savons rien’. En effet, la coïncidence des opposés que la raison humaine ne peut atteindre par elle-même rappelle l’homme que Pascal décrivait comme traversé d’infinités dans sa finitude.

    Pour M. Blondel, un ‘acte  d’agnition’ traduit  une reconnaissance du don fait à l’esprit, exprimant ainsi un ‘amour et un consentement au donné’ bien au-delà du seul savoir phénoménologique.


    Epilogue 

     

    Plusieurs épistémologies – parmi celles de Hans André, de Maurice Blondel et de Michaël Polanyi – ont permis de cheminer au cœur d’une vision scientifique du monde vers un sens global.

    Nous avons vu combien le concret dans la ‘co-naissance’ contribue à retrouver la valeur de la relation au ‘connu’ si souvent oubliée par le savoir moderne. De plus, la poésie et le monde de l’imagination  sont des tremplins pour approfondir les logoï antiques, raisons d’être articulées au sens de l’être, dont l’étant est une expression. 

    Au-delà de présupposés philosophiques matérialiste ou rationaliste, l’ouverture à une connaissance qualitative évoque une intelligence qui aspire à l’être et qui se nourrit de la beauté des réalités cosmiques.

    Pour tendre vers l’unification des savoirs attestée par la capacité humaine à saisir la nature, Pythagore centrait son analyse sur le lien entre le cosmos et le nombre. De manière actualisée, M. Polanyi privilégie une connaissance intégrée incluant les phénomènes d’émergence  en tant que changement de l’essence et de la matière des choses : ainsi, par le détour du principe anthropique, l’homme peut envisager sa réconciliation avec l’univers en valorisant ‘la mémoire personnelle, l’action créative et l’intelligence symbolique’ humaines.

    Afin d’appréhender la nature comme un tout, la voie de la transdisciplinarité  peut se révéler d’autant plus féconde que l’articulation entre les domaines s’autorise à bénéficier de la métaphysique comme clé d’unification. Cette dernière permet aussi de conjuguer l’ontologie et la phénoménologie en vue d’une connaissance ontophanique chère à H. André et dont la plénitude intègre la contemplation : se déploie une réciprocité de don  sans toutefois dévoiler la totalité des êtres. D’ailleurs, la liberté humaine ne peut prétendre contenir la vérité des êtres ; en revanche, elle contribue à développer une relation authentique au réel. Reconnaissant l’humble fécondité de l’amour et de l’altérité, notre intelligence peut se développer par ‘le travail, la science et la technique [en vue de] l’ascension de l’homme vers une unité’ (T. de Chardin) : alors, la réalité, selon cette sagesse mystique, exprime une continuité harmonieuse où tous les êtres participent au tout du réel. Cette communion dans la réconciliation avec la réalité n’émanerait-elle pas d’une liberté où il s’agit de ‘coïncider avec la vérité de l’être  et de la relation au monde’ comme l’exprime P. Bourdon ?

     

     

     

     

    « 3. L'amour pour la connaissance

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