• 3. L'amour pour la connaissance

                                       III.            La connaissance : chemin d’amour 

     

    Mieux saisir les enjeux de l’univers cognitif a mobilisé, depuis l’antiquité, des visions dualistes ou unitives repérables dans la post-modernité actuelle.

    Dans ce contexte, la spécificité d’une éthique réaliste et personnaliste sera développée en regard des voies gnostiques.

    De plus, l’approfondissement épistémologique avec l’être comme médiateur mettra l’accent sur la conjugaison bénéfique du devenir et de l’ontologie sans oublier la foncière fécondité de l’altérité au centre de l’être.

     

    III.1        Les impasses de la gnose 

     

    Les courants gnostiques des premiers siècles de notre ère (Marcion, Valentin) insistent sur une dévalorisation de la matière et du corps. Ils s’inscrivent dans une forme de néo-platonisme. Ainsi, le monde sensible  est vu comme procédant d’un autre acte de création et d’un autre créateur que  celui des Idées. Nous pouvons discerner une actualisation de la gnose dans les espoirs transhumanistes actuels qui voient le corps comme un frein au désir d’éternité et qui, parfois, vont jusqu’à haïr la chair (R.Kurzweil). La séparation radicale entre l’intelligible et le sensible participe à un dualisme qui rappelle les courants manichéistes.

    La gnose laisse émerger un savoir ésotérique réservé à une catégorie de personnes parfaites. Dans son désintérêt pour le monde qu’elle réduit à une illusion, la gnose exprime un idéalisme dans un ‘panthéisme acosmique’ (C. Tresmontant) où  le monde résulte de l’ignorance et de la passion d’un démiurge. Une fascination pour la technique prend alors un essor où la méthode scientifique parait englober le tout des réalités ; à l’extrême peut se développer un constructivisme qui renonce au sens  de la condition humaine en prétendant détenir la totalité du sens. Nous en percevons une manifestation dans un néo-stoïcisme ambiant où l’homme veut, au prétexte d’une liberté, ‘agir en se déterminant soi dans une maitrise’ jusqu’à définir ce qui constituerait les limites de la dignité humaine et, par exemple, céder à une perte ultime de liberté  dans  l’irréversibilité de l’euthanasie. Cette même forme moderne du stoïcisme peut être mise en regard de la centralité de l’ordre chez G. Bachelard qui repose sur le monde mathématique ; d’ailleurs, pour lui le pensée conduite  par ‘la raison contribue à une conscience de la totalité’ : ceci pourrait être rapproché de l’identification spinoziste de la ‘pensée avec la réalité de sa totalité’ (R. Spaemann) dans une forme d’autarcie voisine de la rationalité instrumentale cartésienne. 

     

    Le flou de philosophies mystiques  est entretenu par une ‘abstraction qui tend à l’identité [voulant] exténuer la réalité concrète de l’amour fini dans le plus semblable à  l’absolu ; [il s’agit d’] une destruction de la spontanéité de l’amour concret [qui rendrait] la révélation superflue ou [au mieux avec] un rôle médiateur pour faciliter la connaissance parfaite’. Elles rejoignent un savoir qui voudrait révéler un au-delà qui dévalue l’ici-bas et sont un tremplin pour les utopies transhumanistes pour un ‘ailleurs’. Ceci peut illustrer le choix d’une philosophie de la recherche du ‘pourquoi pas’ : au lieu de la maturité de celle du ‘pour-quoi’ conduite par la quête du sens métaphysique, le franchissement délibéré des limites dédiées au savoir atteste d’un renoncement à une éthique réaliste et personnaliste. Ici se trouve le défi auquel est confrontée une connaissance authentique en regard d’un savoir utilitariste qui ‘au-delà du sujet de l’objet immédiat se fonde sur un projet, forme de médiation de l’objet’ (Bachelard). 

    Le savoir gnostique ou sa forme moderne du Nouvel-Age ont comme objectif une prétendue auto-rédemption de l’homme qui rappelle T. de Chardin qui exprimait aussi qu’une ‘Science [qui serait celle qui vient] nous sauver toute seule [n’est rien d’autre qu’] une tentative de forcer   les portes de la plus-vie’. Plus communément, la place de la santé dans le monde moderne voudrait bien souvent se substituer à l’authenticité d’un salut de notre être, alors que celui-ci échappe radicalement aux champs rationaliste et technique.

     

    III.2        Une connaissance réaliste sur fond de prodige de l’amour 

     

    Pour mieux saisir la profondeur mise en jeu dans la connaissance, voyons les pôles majeurs qui y contribuent : le donné/réceptivité, l’écoute et l’ouverture.

    III.2.1 La place du donné 

     

    Comme nous l’avons déjà évoqué, la réceptivité (cf. I.3 et II.2) intervient en référence au donné, abordé en vue de la signification du logos (cf. I.4). G. Tanzella-Nitti exprime la fécondité du savoir  - en écho à la connaissance abductive de Ph. Gagnon (cf. I.5.2) – à distance d’une ‘science  idéaliste, écho de nos corrélations mentales sans que rien d’existant ne soit donné’  et où l’être est réduit à la pensée (ex. le ‘cogito’ cartésien) : a contrario, il défend la ‘découverte où nous ne créons pas mais nous recevons [et où] la nature et le logos [sont] comme des cadeaux’. Même en dehors du contexte d’une métaphysique soucieuse d’une ontologie, la référence à un donné se retrouve chez G. Bachelard (cf. I.6.2) : il en reconnait l’importance pour tout progrès dans son approche au-delà du monde logique. Pour Polanyi, la recherche intérieure cognitive conduit à la découverte où s’approfondit, au niveau méta- logique du tacite, la co-naturalité (cf. I.6.2) entre les êtres. Ceci ne manquera pas d’évoquer la ‘communion’ avec la réalité suggérée par Einstein.

    Le rapport du réel au donné, dans une reconnaissance de la création, a concentré une partie de la pensée de S. Weil portée par le sens de la beauté, ‘chemin de la ‘connaissance parfaite’. Pour T. de Chardin, le mouvement culminant d’une synthèse à base d’amour pour qu’advienne une réalité nouvelle : au lieu d’idolâtrer les méthodes et les techniques, l’intuition et l’imagination se trouvent renforcées.

    Dans la connaissance, la réception de la réalité extérieure à soi intègre  l’interaction des sens au cœur de l’intelligence. Polanyi voyait l’imagination comme le lien entre les sensations et les convictions. D’ailleurs, ces dernières sont à l’appui chez Polanyi du sens concret confié à la personne capable d’intégrer les éléments cognitifs dans un tout cohérent comme anti-thèse ‘des mots et des formules totalement dépourvus de sens quand privés de leurs coefficients tacites’. Pour mieux saisir l’enjeu de l’accueil du sens de la réalité – que refuse l’instrumentalisme – Polanyi insiste sur l’ancrage tacite d’une ‘conscience focale de l’objet comme unité d’être ou de sens des indices’. Dans la même dynamique, il s’agit non pas de transformer le connu  mais de le contempler en tant qu’unité d’être ou comme singularité de ce qui est donné au présent, là où s’inscrit la transcendance pour que l’altérité se montre : la gratuité qui libère de l’asservissement du temps s’y manifeste.

     

     

    III.2.2 Quelle écoute ? 

     

    Le pragmatisme – pour lequel l’origine et la destination sont d’ordre pratique  - et l’utilitarisme de savoirs modernes et morcelés ne doivent pas occulter le fond de la démarche scientifique authentique qui, par son caractère ‘auto-impliquant’, nous emmène au-delà de ‘la seule éthique ou de l’esthétique’ ; il s’agit de placer la réflexion au ‘niveau épistémologique [où interviennent] des ‘facteurs heuristiques et silencieux du savoir non explicite’ [qui, pour M. Polanyi, sont] reliés à une pré-compréhension philosophique du sujet’. La contribution heuristique au monde cognitif traduit la capacité de l’esprit à repérer, devant un grand nombre de faits ayant des causes respectives,  des éléments sous un mode analogique ; ceci rejoint la  faculté de se poser les bonnes questions au sein de l’observation sur le mode de l’écoute. Nous sommes alors sur un registre qui ne se réduit pas à un langage commun pour établir des règles au gré des circonstances, comme le suggère un occasionalisme.  Pour que l’unité cognitive prenne corps, une ‘écoute du monde et du réalisme parlé par les choses’ apparait comme une voie signifiante.

    H. André met l’accent sur une pensée sapientielle unifiée qui engage  une  ‘écoute active de l’être’, véritable école métaphysique de la nature et de la vie. Cette écoute estmesurée par l’apparition de ce qui se donne ; elle regarde au-delà de la finitude’. On retrouve comme une résonance à l’attention, clé pour une relation authentique au réel dans une pure disponibilité - en particulier dans la vision de S. Weil - et pour une synthèse supérieure.

     

     

    III.2.3 L’ouverture 

     

    La dimension d’ouverture est à considérer sur l’horizon de l’être tel qu’il se révèle à partir de sa profondeur. Ceci nous introduit à la vision concrète avec son devenir sans occulter son fondement : la ‘concrétude onto-historique’ chère à H. André. Ce dernier nous révèle, par exemple, que la couleur est ‘une ouverture originelle de l’être’. Concernant l’homme, E. Tourpe mentionne ‘l’ouverture insatiable de notre intelligence qui aspire à l’être total et vise le concret intégral’. Cette ouverture s’opère dans l’intimité du recueillement où le silence est propice à l’accueil non seulement d’une présence mais aussi des mystères au-delà de toute connaissance et de l’inconnaissance (cf. IV/4).

    Cette aspiration de l’intelligence est ‘plus principielle que l’intellectualité’ comme l’exprime la pensée bergsonienne : de ce fait, elle est génératrice d’idées en tant qu’authentique source d’innovations. Elle rejoint l’ordre supraintellectuel de l’intuition, s’adressant ainsi à toute l’humanité et participant au socle d’une anthropologie vraie.

     

     

     

    III.3        L’amour-altérité au sein de la connaissance 

     

    L’insertion d’amour dans le cosmos auquel nous conviait H. André appelle à la vigilance face à deux écueils passés ou voire-même actuels :

    ·         le monisme ontologique du panthéisme,

    ·         une épistémologie romantique de Goethe qui mêlait indistinctement les sciences et la philosophie.

    Pour dégager une vision authentique de l’amour avec le sens de la différence dans l’unité supérieure de l’être, il ‘purifie l’amour du repli érotique dans le même’ comme le précise P. Ide pour laisser émerger l’altérité. Toutefois, ce dernier mentionne, chez ce botaniste, le manque de fondement à une altérité foncièrement positive. Pour dégager cette dimension complémentaire de la substance singulière induite par l’énergie d’un autre, la pensée d’E. Tourpe est d’un appui précieux : : l’alliance du don et du désir peut connaitre un surcroit dans ‘l’être comme fécondité’  au-delà de ce que H. Bergson amorçait avec l’élan vital du monde et sa vision globale des phénomènes, où s’exprime le ‘refus d’une causalité transcendante aux phénomènes’ ainsi qu’une ‘résistance de la matière à l‘élan vital’ inspirée de Plotin.

    Sous un angle cosmologique, Balthasar, comme le décrit P. Ide, mettait en exergue une fécondité en lien avec la finitude du vivant qui rappelle le constat antique de Virgile d’une ‘double fécondité florale’ mais aussi de la ‘gloire des abeilles [avec] le miel pour le bien commun’ qui éclaire le mystère fondamental de l’être qui couronne le don au-delà de la seule fertilité biologique.

    L’accueil de l’amour surnaturel et de l’amour du réel dans sa beauté passe par ‘l’amour principiel [originaire]  que nul ne peut donner, mais, tout au plus, peut-on se donner pour en faire exister l’amour’ comme l’exprime le philosophe Francis Jacques dans son analyse de la pensée weilienne : aucun aimant n’est l’amour, toutefois, il demeure en amour.

    L’altérité est précieuse pour qu’une communion réelle puisse s’instaurer entre les êtres. Dans le contexte anthropologique, l’alliance paradigmatique de l’homme et de la femme les identifie comme inconnaissables au sens où chacun ne peut savoir ce que c’est que d’être l’autre. Ceci permet de mesurer combien la nature ne suffit pas pour ouvrir l’intelligence de l’homme à la connaissance de son être sans la présence de l’autre.

     

     

    III.4        La liberté, la responsabilité et le don 

     

    Sur un plan épistémologique, Polanyi met l’accent sur une combinaison de ‘liberté, d’intuition, d’imagination, de jugement, d’actes de confiance et de  responsabilité’ pour envisager l’authenticité de la découverte. De plus, à ses yeux, la conviction tacite constitue ‘la réponse proprement humaine à l’intelligibilité de la nature dans une poursuite d’idéaux de vérité, de justice et de charité’. La liberté que connait l’homme dans sa conscience lui permet de mesurer l’être par l’intuition. Toutefois, l’expression de cette subjectivité est elle-même mesurée par la vérité transcendante. Chez M. Polanyi : le niveau ‘personnel’  constitue un sommet du progrès de la connaissance. L’attention aux sciences contemporaines est un élément-clé de sa vision globale du sens du monde où ‘la connaissance est intégrée à partir d’une rencontre de la vérité  - idéal qui conduit  et attire les découvertes scientifiques - et de la réalité, dont les capacités d’être et de connaitre sont  des propriétés’. La liberté se caractérise comme  notre vocation  et aussi notre ‘réconciliation avec la vérité de l’univers’. Ceci corrobore à la pensée polanyienne à distance du savoir positiviste : une connaissance qui englobe le non ‘prouvable’  et dont la science soucieuse de vérité est au service. Dans son dynamisme, une phase d’intégration recourt au ‘langage dans la reconnaissance de signes pour un sens global du monde, dans les observations, les inventions et les abstractions’. Cette intégration intervient en particulier dans une intériorisation en support à l’interprétation sur fond d’une inhabitation corporelle dont peut alors surgir la ‘réalité des choses, au-delà de leur tangibilité, dans leur signification’.

    L’intégration tacite polanyienne, outre son rôle de fondement de la connaissance, contribue à unifier l’expérience de l’homme : elle est la cible d’un ‘esprit, miroir accompli du corps, [qui] se connait en inhabitant ses manifestations visibles’. Dans cette articulation psychosomatique humaine, le corps apparait comme l’outil paradigmatique de toute connaissance où l’esprit suscite le ‘libre-arbitre qui récapitule le sens de l’évolution en tant que fondement, figure-limite et horizon du macrocosme’.  Ainsi, la confluence entre le corps et l’esprit trouve une analogie riche de sens cognitif entre les champs explicite et tacite où se manifeste l’inhabitation.

    Cette intériorisation, antagoniste du rationalisme et du relativisme, permet d’approfondir le sens des phénomènes à partir d’une confiance qui donne un réel sens au monde. Les valeurs et les idéaux constituent les piliers de cette attitude, propice à mieux saisir en quoi consiste la responsabilité de l’homme – individuelle mais aussi collective dans les affiliations – face à la nature. Ceci se traduit par l’intelligibilité du monde comme relevant de la capacité de notre esprit.

    Un approfondissement de la connaissance comme don (cf II.3)  peut permettre de laisser résonner toutes les harmoniques du don en vue de l’amour. Le don est une relation constitutive de la liberté : trois formes se dégagent chez U. Von Balthasar et E. Tourpe :

    ·         la kénose en tant que désappropriation : ‘par la connaissance, le sujet se creuse pour recevoir ce qui s’offre à lui’ ; ceci caractérise l’expression d’une centralité de l’obéissance dans l’acte cognitif,

    ·         la fécondité (cf III.3 avec E. Tourpe et P. Ide),

    ·         l’enveloppement qui unifie dans la communion.

    De plus, P. Ide dans la vision du don balthasarienne  insiste sur le rythme induit par les trois moments du don : 

    ·         le don pour soi : réception (passive) du donné,

    ·         le don à soi : intériorisation en écho à l’ipséité de la phénoménologie et chère à C. Bruaire,

    ·         le don de soi : ouverture active.

     

    Le cheminement intérieur  atteste d’une résistance à la prétention du comportementalisme de Skinner qui suggère de  nous défaire de ce qui n’est pas la surface de notre être et de renoncer au sens profond de l’intégration tacite cognitive. 

     

     

    III.5        L’articulation entre être, connaissance et  amour 

     

    Une vision intégrée de la connaissance comprend non seulement l’activité dans l’agir mais aussi dans l’être et le sens, en particulier des questions ultimes, telles que la connaissance de la vérité et le sens de vie dans l’univers. Le champ mathématique a reconnu avec Gödel que le vrai ne se réduit pas au démontrable, malgré l’axiomatisation généralisée que suggérait Hilbert. Ceci corrobore à la phrase de Bossuet : ‘ce n’est pas l’entendement qui donne l’être à la vérité [ ; il s’agit d’] avouer un être où la vérité est éternellement subsistante’. Ceci corrobore à ce que même des systèmes déductifs comprennent des éléments tacites puisque on ne peut démontrer en interne la cohérence des axiomes. L’intégration d’une philosophie de la nature et de l’être conduit la vision de la connaissance selon M. Polanyi, où   se ‘révèle, à chaque degré d’être, la nature et la vérité propres à ce niveau’. Cette progression parmi les êtres est discernable dans le principe anthropique où l’univers appelle la vie –clé de son déchiffrement  - mais aussi dans l’évolution comme ‘appel de l’homme à l’émergence de la conscience’. De plus, M. Polanyi voit l’acte d’être comme ‘la source et le dynamisme de l’acte de connaitre’.

    P. Bourdon analyse les caractéristiques de la vérité des êtres, leur lien polanyien avec la connaissance ainsi que les modalités d’une éthique consistante avec la vérité.  Après avoir pris soin de lui retirer son caractère parfois trompeur d’une coïncidence entre valeur et fait, la vérité est approfondie  dans le sens d’une correspondance intégrant une intériorisation qui fait écho à la démarche herméneutique (cf. I.5.4).  Elle est du registre  de ‘l’humainement connaissable’ en étant ‘ni prononçable, ni démontrable’. Elle se manifeste comme ‘un contact tacite avec la réalité [dont] les conséquences sont insoupçonnées’ ; elle met en œuvre avec le soutien des idéaux une liberté qui obéit à la réalité et qui, ainsi, devient féconde (cf III.4).  La vérité de l’univers émerge de la réalité d’un développement temporel – anthropologique mais aussi cosmologique – que valorise en particulier une métaphysique du devenir. Elle est en accord avec l’être où, ‘par enrichissement et approfondissement de la relation au milieu (l’être-dans-le-monde), la vérité émerge dans la solidarité et de la responsabilité’. A. Chapelle précise que ‘la donation de la vérité à l’intuition [éclaire ce chemin de] cohérence entre la pensée et le réel’. Ce croisement avec la vérité permet d’approfondir ce qu’est l’intuition selon Bergson : une ‘vision simple, immédiate, directe du réel’ qui est d’ordre synthétique et supra-intellectuelle dépassant l’exprimable : elle est ‘acte de contemplation – dans un ‘voir’ qui n’est pas passif – dans une ‘coïncidence partielle avec la réalité qui se donne’. Notons que l’immédiat mentionné ci-dessus intègre le donné (cf. III.2.1) – en particulier avec la part scientifique – mais aussi notre intelligence et notre pratique qui, chacun, nourrissent l’intuition.  Dans l’intuition comme acte conjugué de création et de contemplation, se livre l’objet sans que l’absolu de sa réalité singulière ne soit atteint.  Cette forme de ‘sympathie’, vers l’intérieur de l’objet et dans une coïncidence, dilate la vision des choses ce que ne permet pas la seule analyse en tant que division arbitraire de l’objet pour une recomposition. Il s’agit de garder à l’esprit que ‘la simplicité est une caractéristique de tout objet  [pour ne pas se laisser égarer en voyant] la nature comme un assemblage avec des « vues » selon une complication infinie [ou en considérant l’intuition comme une banale] généralisation de l’expérience [selon le mode de l’inférence]’.  Bien au contraire, une connaissance ‘du dedans’ évoque analogiquement le thème de l’ « attention » dans la philosophie de S.  Weil évoquée plus loin.

     

    Dans sa quête, le chercheur poursuit la vérité en tant qu’’idéal corporellement inhabité [et demeurant] toujours insatisfait’ : l’homme y est le lieu de la rencontre entre la réalité et la vérité, reçue comme le ‘don gratuit, absolu et fécond’.  La vérité est l’idéal qui conduit la connaissance et dont la quête stimule l’inventivité. En ce sens, elle est rendue accessible à partir du fondement central qu’est l’engagement (polanyien) du sujet envers l’objet de connaissance ; ce pilier  suppose une liberté de consentement à la vérité.

    L’attitude du scientifique prend en compte les différentes émotions qui contribuent à ses investigations. A ce titre, l’émerveillement est exprimé face à l’ampleur du champ à explorer : il facilité son esprit critique  ainsi que son propre décentrement en faveur du connu. Bergson précise que ‘l’émerveillement  débute dans l’étonnement  et s’achève dans l’admiration  et que son  but est la liberté’. De plus, se manifeste chez le scientifique une réceptivité (cf. I.3   et II.2) lui permettant de garder des distances avec les stéréotypes de pensée. En outre, le chercheur est appelé au dépassement de soi par l’admiration, qui elle-même résulte de la surprise inhérente à sa quête et qui favorise une perception positive de la nouveauté (cf. II.3). A partir de ce qui habite le chercheur, on pourra remarquer que Polanyi exprime le lien entre la vérité et le monde cognitif comme un enjeu de grandeur humaine, bien au-delà du seul idéal empirico-déductif : ‘l’homme est fort et merveilleux quand il craint la vérité et la grandeur ; s’il s’en détourne alors il domine un monde dépouillé de sens’. P. Bourdon évoque une proximité avec la philosophie de N. Rescher attaché à ‘une rationalité équilibrée, cognitive, pragmatique et évaluative incluant l’éthique comme principe de réalité pour atteindre la réalité et la vérité’. 

    La philosophie d’H. André met l’accent sur l’écoute selon deux axes : passive et intérieure mais aussi active dans l’attention. Cette écoute de l’être consiste à ‘laisser la lumière de l’être advenir des profondeurs des réalités’. Ceci est d’autant plus remarquable que l’être, pour lui, est ubiquitaire en tout étant, par analogie à la lumière illuminante invisible en son fond en tant que source et qui apparait à travers les objets des réalités coloriées. L’être advient donc par et par-delà les substances. Le thème de l’attention en lien avec l’être est également cher à S. Weil comme certains de ses commentateurs le soulignent : ‘Ce qui saisit la réalité est l’attention, de sorte que plus la pensée est attentive, plus l’objet est plein d’être’ ou bien encore un lien fort entre ‘l’attention et le consentement qui ouvre la porte de la connaissance’ en remontant à l’essentiel au service d’une métaphysique du concret – sans prétendre épuiser l’être - qui concilie les polarités du singulier dans son intégralité et de l’universel dans son unité.  Ainsi, Forest exprime le consentement exercé en l’intelligence spirituelle ‘se disposant au réel, le recevant dans une adhésion aimante’. Nous sommes alors aux antipodes :

    ·         d’une part, d’une expérimentation utilitaire à l’excès soit qui ‘soulève l’une après l’autre les écorces concentriques de l’être’ jusqu’à prétendre l’exposer dans sa totalité, soit en laquelle ‘dans le détail du calcul, veille une conscience de la totalité’ ;

    ·         d’autre part, d’un naturalisme pour lequel toute chose est appelée à tomber dans l’oubli en l’absence de fondement éternel.

    F. Revol met l’accent, dans son étude de la philosophie de Bergson, sur la nouveauté en tant qu’’accroissement de l’être’ exprimant une contingence et dont l’intelligibilité exige une source transcendante qui prémunit de l’écueil panthéiste. Cette notion centrale chez les deux auteurs rejoint la capacité créatrice de notre conscience, accomplissement de l’’élan vital’. Ils nous orientent par ce mouvement vers un dépassement du monde conceptuel et dans une analogie avec la ‘néguentropie qui canalise l’énergie et reconstitue de l’ordre’ : les indices de cette discrète réorganisation évoquent la nouveauté qui se développe de manière cachée dans le temps. A ce voilement se joint une non-maitrise que refuse a contrario le déterminisme intégral. Blondel écrivait que ‘les êtres persévèrent dans  l’être avec comme principe un bien’ ce que réalise le sujet qui s’élève par l’action vers un débordement de soi que G. Marcel qualifiait de ‘renoncement à soi qui l’enrichit’. 

    Selon la vision d’H. André, une connaissance authentique et hors de la seule abstraction conceptuelle rejoint celle issue des logoï  en tant que raisons d’être (cf. I.4).

    A partir de la médiation herméneutique (cf. I.5.4), une bienveillance est envisageable pour le monde inanimé, sans toutefois lui supposer un ‘être-tendu vers’ naturel : il s’agit de considérer ‘les réalités avec leur place dans l’ordo amoris’ sous forme d’un ‘éveil à la réalité effective de l’autre par lequel se laisser montrer’ (R. Spaemann). Ce même ordo amoris structure notre rapport à la pluralité et dans la hiérarchie des réalités.

    La pensée d’H. André concernant l’articulation entre l’être et l’amour dépasse l’approche à laquelle le courant néo-platonicien nous a habitués à la suite de Plotin avec l’Un au-delà de l’Etre et repris plus tard par N. de Cues avec un primat de l’Un sur une métaphysique de l’être. 

    P. Ide condense la pensée du botaniste sur la place de l’être   : ‘l’amour est le foyer ardent de l’être’, ce qui rend compte de la nature de la relation entre les êtres, que T de Chardin a exprimé ensuite comme ‘l’affinité de l’être pour l’être’. Ceci ouvre à voir en l’amour l’archè – le principe – et le telos – la fin – de la connaissance (cf IV.2). G. Siewerth présente l’amour comme la relation entre les êtres dans la mesure où il ‘embrasse la réalité de l’être, de la vérité et de la bonté’. Cette intériorité participe au dynamisme de la connaissance dans un ‘acte intensif de l’être’ qui se détache de l’être abstrait défendu par Scot ou Suarez. Pour Balthasar, l’amour est la ‘vérité du centre de l’être’ où la grâce conduit l’esprit à la rencontre du réel comme un cadeau. Au lieu de produire la réalité, la connaissance va à sa rencontre en ne la saisissant toujours que partiellement selon les termes offerts dans leur relation. Ceci se réalise dans l’obéissance, l’humilité et le service pour une ‘rencontre avec l’univers dans l’amour et la confiance vers une liberté responsable’.

    Une vraie connaissance de l’être, reconnu par Blondel comme ‘réel dans son unité’, se réalise sur fond d’un amour surnaturel qui ouvre au réel plus intime. D’ailleurs, pour ce même philosophe, ‘dans l’être [se trouve] le lieu de la connaissance et de l’action [aimante]’ Ne trouve-t-on pas une figure en l’homme dans la retenue dans son rapport à la nature et à distance du seul homo faber qui placerait sa ‘passion du plus-être dans les choses’ et dans le faire ? 

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